Chroniques littéraires

Vivre vite

Brigitte Giraud

Flammarion, 2022 (208 pages)

 

Le deuil et la reconstruction

 

Voici un roman de deuil où l’écrivaine, Brigitte Giraud, tente d’analyser l’enchaînement des évènements, avec plusieurs idées qui lui viennent en tête sous la forme du « SI ». Cela est dû à la mort accidentelle de son cher mari Claude Giraud il y a 20 ans.

Le 22 juin 1999 est une date inoubliable pour Brigitte, où elle se remémore les conditions de mort de son mari et lui rend hommage par l’écriture et l’expression de ses sentiments les plus profonds dans ce roman. À chaque chapitre, l’écrivaine décrit les différents événements qui ont entouré cette mort en adoptant un style descriptif clair et éloigné de toute monotonie. Ainsi, entre chaque paragraphe, elle informe les lecteurs de la relation spéciale qui l’unissait à son mari Claude, qui était une personne rayonnante et l’extraordinaire père de son cher enfant Théo.

Brigitte s’exprime d’une façon explicite au cours des sept phases de son deuil, lesquelles peuvent toucher toute personne souffrant de détresse après la mort d’un proche. Aussi le choc était-il la première réaction à cet événement dévastateur. Tout était ressenti de manière lourde et inquiétante dans la phase de colère. Brigitte, refusant de se rappeler de son passé, utilise le conditionnel passé : ˝SI˝ tous ces événements n’avaient pas interrompu leur vie, il aurait été avec sa famille. Avec une profonde tristesse, elle capte chaque détail et chaque coïncidence en déplorant la réalité de sa mort.

Cependant, en feuilletant les dernières pages du roman, nous nous apercevons que l’écrivaine représente les dernières phases de deuil, en focalisant sur l’idée de résignation et d’acceptation de tout ce qui nous arrive dans la vie.

Ce roman est plutôt le témoignage d’une femme tenace qui surmonte le malheur et le mauvais destin en pleine force. Au bout du tombeau, Brigitte porte le flambeau de l’espérance aidée des nouveaux chapitres de sa vie et en tournant le dos aux regrets et au passé. Ce roman est donc inspirant et lumineux.                                                                                                                                       

 

 

                                                                                                                               Karen Nader

Université de Ain-Shams (Egypte)


Vivre vite

Brigitte Giraud

Flammarion, 2022 (256 pages)

 

Mort inattendue

 

            Née en 1966 en Algérie, Brigitte Giraud est une écrivaine française, journaliste et auteure de romans et de nouvelles. Elle a exercé plusieurs autres métiers : celui de la libraire, et de la critique littéraire. Aujourd’hui elle est aussi conseillère littéraire. Elle a publié son premier roman en 1997 et a obtenu plusieurs prix pour ses œuvres.

 

            Vingt ans après la mort de son mari Claude, Brigitte était obligée de quitter la maison de son rêve et a commencé à se rappeler de tous les événements qui ont précédé le décès de son époux et qui, selon elle, étaient les causes indirectes menant à ce drame. Claude est mort tout jeune laissant sa femme jouer le rôle difficile de père et mère envers son fils. Cet accident infernal est dû par la moto japonaise « la Honda 900 CBR Fireblade » qu’il conduisait un jour et qui était dangereuse selon le Japon, le pays qui l’a fabriquée. Tout au long du roman, elle utilise la litanie de « si », indiquant que si quelques incidences n’avaient pas eu lieu, son mari ne serait pas mort d’une telle manière.

 

            Un air mélancolique, un regret, un crève-cœur dominent l’atmosphère de ce roman qui nous touche fortement. Est-ce de la malchance ou de l’imprudence de la part de ce jeune homme ? L’auteure subit une épreuve intolérable, surtout avec la présence d’un enfant. Son mari domine toujours son cœur, âme, esprit et pensée. Ce qui accentue le drame est que la pauvre femme apprend la mort de son époux le jour de son retour du voyage après avoir terminé des affaires littéraires.

 

            Par sa plume, Brigitte a pu nous expliquer le déroulement des événements bien enchaînés, tout en utilisant une terminologie facile aidant le lecteur à comprendre et à partager ses sentiments de tristesse et de malheur. Cette mort inattendue évoque l’idée du temps qui coule rapidement alors que nous sommes occupés par les objets dérisoires, tout en oubliant les autres.

            C’est un récit sincère où l’écrivaine nous raconte sa vraie vie et sa tragédie d’une façon qui nous affecte. Chaque description qui est juste à sa place nous aide à comprendre le sens de chaque mot.

            En tournant les pages, un sentiment de sympathie nous envahit à l’égard de cette fleur de jeunesse qui a quitté le monde tout d’un coup, cette femme qui doit supporter toutes les difficultés de sa vie seule et cet enfant qui a perdu son père sans avoir le temps de le connaître.

            Entre les lignes se trouve un message fort important pour le lecteur : il faut jouir de notre vie avec ceux que nous aimons avant d’être trop tard. Notre vie ou celle de nos proches peut se terminer en une seconde. Il faut donc réfléchir avant de prendre toute décision de peur de regretter avec le temps. 

                                                                                                                       Nadine Michel Nakhla

Université de Ain-Shams (Egypte)


Vivre vite

Brigitte Giraud

Flammarion, 2022 (208 pages)

 

Hommage au cher défunt

 

« J’ai emménagé seule avec notre fils, au coeur d’un enchaînement chronologique assez brutal. Signature de l’acte de vente. Accident. Déménagement. Obsèques. L’accélération la plus folle de mon existence. L’impression d’un tour de grand huit, cheveux au vent, avec la nacelle qui se détache. J’écris depuis ce décor lointain où j’ai atterri, et d’où je perçois le monde comme un film un peu flou qui a longtemps été tourné sans moi. La maison était devenue le témoin de ma vie sans Claude. »

On aurait tous aimé que beaucoup de choses se passent autrement, mais dans la vie, on se trouve trop rarement en mesure d’en décider. Et pourtant, le seul choix qui nous est bien tenace, c’est simplement de se remettre debout et d’aller de l’avant, car, on le sait tous, rien n’est plus atroce qu’une vie qui s’écoule dans le regret infini.

A travers un prologue, Brigitte nous rapporte tous les faits qui auraient pu, peut-être, empêcher l’accident de moto Japonaise que conduisait Claude, et qui était déjà interdite au Japon à l’époque, une interdiction bien raisonnable, car, la voilà lui ayant ôté la vie le 22 juin 1999 au centre de Lyon.

Se servant abondamment de conditionnel « si » dont l’on peut, de manière flagrante, s’apercevoir de l’omniprésence, l’autrice voudrait, me semble-t-il, donner le jour à une nouvelle littérature, qui pourrait avoir la dénomination de « littérature de regrets » ou un truc pareil.

La réécriture de ce récit a, à mon sens, pour but l’auto-thérapie ; comme on en tous au courant, écrire c’est avant tout s’écrire, c’est aussi se consoler, se trouver un exutoire… au final, il s’agit de s’en sortir vivant. Puis, les plus grands écrivains, tels que Shakespeare, Racine, j’en passe et des meilleurs, ont produit de superbes œuvres d’esprits afin d’immortaliser un être-cher, et c’est ça qui se repère à première vue dans cet ouvrage, dans lequel le défunt, Claude, bien-aimé de l’autrice, se voit choisir en tant que personnage central de tout un roman.

Un livre très émouvant mais un peu chagrinant, il montre l’impuissance de l'homme face contre le destin. Vingt ans après, Brigitte a eu le courage d’écrire un drame terrible qu’elle a vécu. La progression du roman est fort attrayante et captivante, bien qu’au bout du compte, tout mène à un seul événement, qu’est la mort de Claude.

Pour conclure, encore que ce roman soit bien écrit, je le trouve un peu bourré de détails et tout à fait dispensables, dont certains n’ont absolument rien à voir avec l’accident ni avec la mort de Claude.

A lire !

                                                                                                                        

                                                                                                                         Ghofran Kamal

  Université de Khartoum (Soudan)


 La petite menteuse

Pascale Robert Diard

L’iconoclaste, 2022 (118 pages)

 

Menteuse ou victime ?

 

Aidée de son avocate Alice Keridreux, Lisa Charvet accepte de dévoiler les secrets de son « adolescence en vrac » et d’avouer l’innocence de Marco Lange accusé de l’avoir violée. Mais c’est en lisant l’œuvre qu’on comprend que « ce n’est pas l’accusé ni même la plaignante qui doivent être jugés, c’est la justice ! »

« Elle s’est plantée, voilà tout », c’est par cette phrase que Pascale Robert Diard a choisi de commencer son roman. En allant droit au but, l’autrice donne déjà un aperçu sur la suite de l’histoire. Lisa, jeune femme de vingt ans, parents divorcés, vivant seule dans un studio, prend rendez-vous chez sa nouvelle avocate maître Alice Keridreux. Elle lui raconte que, sept mois plus tôt, elle avait fait condamner Marco Lange, un ouvrier qui travaillait chez sa famille, à dix ans de prison pour l’avoir violée. Elle souhaite changer d’avocat et veut « être défendue par une femme ».

Alice feuillette le dossier de Lisa et trouve l’investigation des gendarmes ainsi que l’interrogation de Marco Lange faite cinq ans auparavant. Cependant, il est écrit que Lisa avoue à ses professeurs avoir été violée, ce qui intrigue l’avocate et elle tique : « L’aveu c’est pour les coupables, pas pour les victimes ».

Ensuite, le texte entre dans le vif du sujet. Remontant dans le temps, on apprend la vraie raison du malaise de la petite fille qu’était Lisa. Étant toujours comparée à sa grande sœur brillante et intelligente, Lisa lisait constamment « la déception dans les yeux de sa mère ». Et avec l’absence de son père, Lisa ne ressentait pas l’affection de ses parents envers elle ni la tendresse attendue de ces êtres chers à ses yeux. Soudain, et comme par magie, Lisa grandit pendant l’été. Elle devient femme.

À la rentrée, tous les yeux des garçons se fixent sur elles. Ce qui ne l’empêche pas de se rapprocher d’eux et de les « laisser faire ». L’un des garçons, Ryan Ernold, l’a filmée sans qu’elle le sache. Des rumeurs commencent à circuler dans le collège, la réputation de Lisa est en jeu. Sa meilleure amie Marion ne lui parle plus. Par conséquent, Lisa se sent isolée, elle fait des malaises pendant les classes, elle ne s’occupe plus d’elle-même. Les professeurs s’inquiètent. Lisa tente de se réconcilier avec sa meilleure amie, mais elle lui ment en lui disant qu’elle a été violée. Les professeurs convoquent Marion puis Lisa et celle-ci confirme l’accusation de Lange devant ses parents et ses professeurs.

Alice, accepte malgré tout de plaider en sa faveur au tribunal. Et tout le monde est choqué lorsqu’elle lit un papier écrit par Lisa :

« Marco Lange est innocent. J’ai inventé une histoire parce que j’allais mal au collège. Je ne pensais pas à toutes les conséquences que ça aurait. Je suis prête à m’expliquer devant la justice. Je demande pardon à Marco Lange et à tous ceux qui m’ont crue. »

Malheureusement le livre s’arrête avec la plaidoirie d’Alice privant les lecteurs de la décision des jurés ainsi que du destin des victimes. C’est un livre passionnant qui pousse à réfléchir, à remettre en question la société, en mettant en avant des thèmes universels comme l’injustice. Marco Lange a passé « mille cent quatre-vingt-quinze jours de prison pour rien”. Ni les enquêteurs, ni les policiers, ni les avocats n’ont pris en considération que Lisa pourrait avoir menti.

De la même manière, L’autrice résume la vie difficile au collège que les adolescents autour du monde peuvent confronter :

« Le collège, c’est la guerre. Héroïne un jour, paria le lendemain. On s’allie, on se trahit, on négocie, on se réconcilie. Et on recommence. Un qui-vive permanent. Aucune victoire n’est jamais acquise. Toutes les gloires sont éphémères. Celle-là même à qui on a juré une amitié, à la vie à la mort, vous sacrifie sans états d’âme à une autre qui semble soudain mieux en cours. Et dans une petite ville, en plus ! »

Le registre employé par l’autrice est assez familier, rapprochant l’histoire de la réalité, avec des phrases courtes et peu de tournures compliquées. En revanche, il y a beaucoup de détails inutiles sur la vie d’Alice ou de Lisa qui encombrent l’histoire de personnages insignifiants. De plus, le texte contient de temps à autre des descriptions trop longues allant jusqu’à ennuyer le lecteur.

Dans un monde cruel, Pascale Robert Diard nous apprend à rester sur nos gardes. L’homme, être penseur, doit se méfier des apparences parfois trompeuses. Ce livre dénonce également le harcèlement dont les jeunes filles du XXIe siècle sont toujours victimes malgré les lois censées les protéger.

 

                                                                                                                         Reem Mansour

Université Saint-Joseph de Beyrouth (Liban)

 

 

 Les liens artificiels

Nathan Devers

Éditions Albin Michel, 2022 (336 pages)


Ces deux sombres fléaux : le silence el l’ennui qui rythment nos espoirs, béances réciproques. 

 Né le 8 décembre 1997 (29 ans), Nathan Devers est un écrivain et un chroniqueur de télévision français. En plus du roman Les Liens artificiels, il a trois autres œuvres publiées, à savoir Généalogie de la religion (2019), Ciel et terre (2020) et Espace fumeur (2021).

Les Liens artificiels est composé de 336 pages divisées en 4 parties. Le roman traite du sujet du Métavers, ou planète B comme le désigne le récit. Il présente le Métavers, un monde artificiel, comme une image quasi identique du monde réel. Pourtant, ces ressemblances demeurent en matière d’objets concrets comme les rues, les régions touristiques, les couches sociales, la crypto-monnaie (cleargold) etc. Cependant, ce monde virtuel se distingue du monde réel par le fait que ses visiteurs n’hésitent pas à révéler les côtés sombres de leur personnalité et leurs fantasmes. Ces similarités entre les deux mondes illustrent la puissance du Métavers, ou l’Antimonde, comme il est aussi appelé dans le roman, et suggèrent par-là qu’il peut être un couteau à double tranchant. De fait, l'Antimonde est une mer, et celui qui prend la mer risque de couler.

Julien, le protagoniste du roman est une personne lambda, qui ne semble pas être heureux ni satisfait de sa vie. Il est confronté à beaucoup de problèmes psychologiques, émotionnels et surtout professionnels. Un jour, il découvre l’Antimonde qui fait basculer son rythme de vie et son destin. Soyez sans crainte, cette chronique n’a pas pour but de spoiler l’histoire. Le roman s’ouvre sur un live Facebook de Julien dans lequel ses abonnés le harcèlent, ce qui influence sa psychologie et il finit par se suicider. Ensuite, on se projette par le biais de flashbacks dans la vie antérieure du héros et des dédales qui l’ont conduit à ce monde virtuel.

En tant que personne qui s’ennuie vite des récits monotones, j’ose dire que j’ai adoré le roman malgré le fait que son incipit choque le lecteur par le suicide du héros. Il a pu retenir toute mon attention et m’a incroyablement tenu en haleine, si bien que je n’ai pu arrêter de lire avant de comprendre les raisons du suicide et ce que cache ce personnage énigmatique.

Pour le style, il est facile à comprendre, ce qui constitue un grand encouragement pour les nouveaux lecteurs francophones. De plus, l’usage de quelques mots anglais fait plaisir car ces derniers, surtout quand ils ressortissent au registre technique, relèvent de notre quotidien et nous facilitent l’identification avec le héros. Parmi ces mots, on trouve par exemple : Scrolling, Driver License, Take the Atrain, etc. Voici, par exemple, une citation qui m’a marquée :

Sa première vision de l’Antimonde fut une chambre d’hôtel stupéfiante de réalisme

 À titre personnel, cette phrase indique que Julien va être heureux comme s’il était en vacances dans une belle chambre d’hôtel où on peut tout avoir. Mais lire cela quand on sait déjà que la fin sera tragique nous montre que cet Antimonde est illusoire. D’autres citations m’ont touchée comme :

Chaque utilisateur devait décider s’il voulait faire assassiner Hitler

Cette citation en particulier met en relief le fait que l’Antimonde fait vivre le passé, pour le changer évidemment, surtout lorsque nous sommes conscients de la façon dont des incidents historiques ont affecté nos vies. Ou lorsqu’on idolâtre des figures historiques comme Che Guevara, Picasso, Hitler, Neil Armstrong, on a envie d’aller les voir et les aider.

Dans la deuxième partie (« NAVIGATION PRIVÉE »), j’ai toutefois commencé à m’ennuyer en raison de la quantité d’informations évoquée par un style semblable à celui de l’Encyclopédie. Ces informations trop denses et accumulées contribuent à rendre la lecture monotone et pesante.

                                                                                                            Yasmin Al-Attal

Université de Petra (Jordanie)

 

 Le Mage du Kremlin

Giuliano Da Empoli

Éditions GALLIMARD, 2022 (288 pages)


Un récit glaçant

 

« On disait depuis longtemps les choses les plus diverses sur son compte. Il y en avait qui affirmaient qu’il s’était retiré dans un monastère au mont Athos pour prier entre les pierres et les lézards, d’autres juraient l’avoir vu dans une villa de Sotogrande s’agiter au milieu d’une nuée de mannequins cocaïnés. D’autres encore soutenaient avoir retrouvé ses traces sur la piste de l’aéroport de Chardja, dans le quartier général des milices du Donbass ou parmi les ruines de Mogadiscio. »

Depuis que Vadim Baranov avait démissionné de son poste de conseiller du Tsar, les racontars sur l’existence qu’il s’était dessinée, au lieu de s’éteindre, avaient largement pullulé. Jusqu’à une rencontre fort féconde avec l’auteur lors de laquelle, il lui a tout confié.

Ex-conseiller du Matteo Renzi, l’essayiste italien et l’auteur de ce roman est tellement bien placé pour se glisser, et nous ainsi, dans les coulisses du pouvoir russe. Répondant ainsi à une question tant posée : comment cet homme « théâtreux » a-t-il pu devenir le « nouveau Raspoutine » ?

Une œuvre de docufiction de première classe, dans laquelle la plupart des faits, s’ils ne le sont pas tous, s’inspirent de la réalité et où l’écrivain donne le jour à un personnage de son imaginaire qui incarne celui de Vladislav Sourkov, conseiller de Poutine. Mais au lieu de rédiger un essai plus ou moins austère, Da Empoli nous propose, à travers la forme qu’il a choisie, de découvrir par nous-mêmes les arcanes du Kremlin.

Un récit tellement passionnant, édifiant par des fois, où l’écrivain démontre que son excellence dans le domaine des essais, rédactions lourdement chargées d’informations parfois indigérables, ne pourrait aucunement constituer un obstacle dans son parcours littéraire.

Un livre tellement intéressant, superbement écrit et bien facile, sur le plan langagier. Il m’a toutefois indéniablement irrité pour certaines raisons qui me semblent tout à fait logiques. Premièrement, le livre est bourré de passages trop superflus et de descriptions indiscutablement dispensables dont l’auteur aurait bien pu se passer afin d’enjoliver cet ouvrage. Deuxièmement, je soupçonne que Da Empoli se sert du terme « roman » pour présenter un travail de documentation minutieuse dont il voudrait éviter à tout prix d’être interrogé sur les sources, car, à vrai dire, ce livre n’a absolument rien de roman, rien que le nom. Ensuite, ce livre m’a énormément épuisé : étant le plus loin possible du monde politique, il m’a fallu passer des moments devant Wikipédia afin de pouvoir joindre les pièces de cette énigme, ce qui m’est très rarement arrivé en lisant de la littérature.

Franchement, bien que le titre soit captant, l’envie d’abandonner m’a, dès la première vingtaine de pages, possédé, j’ai essayé de toutes mes forces d’y résister, d’aller jusqu’au bout, et ainsi fut fait, malgré les quelques passages que l’envie de sauter m’a vaincu.

M’ayant tellement souvent harassé, rarement excité, par moments amusé, mais surtout beaucoup informé, instruit et enseigné, je ne le recommande qu’aux grands fans d’histoire et de géopolitique. 

                                                                                                  

                                                                                                           Mohammed Alwaleed

Université de Khartoum (Soudan)

Vivre vite

Brigitte Giraud

Flammarion, 2022 (206 pages)

 

 

Si on avait agi autrement, cela aurait-il changé quelque chose ?

 

La narratrice de ce roman essaie, avec une série de « Si », de restituer l'histoire de l'accident de moto qui a causé la mort de son mari Claude au début de l'été 1999 à Lyon. À l'heure de vendre la maison achetée ensemble vingt ans plus tôt, elle se voit troublée par un évènement qui va bouleverser sa vie. Aussi, voilà que se pose pour elle cette question qui surgit dans l’esprit de tous ceux qui perdent des êtres chers et qui cherchent à savoir si les événements qui ont marqué leurs vies auraient pu être différents :

 Quand aucune catastrophe ne survient, on avance sans se retourner, on fixe la ligne d’horizon, droit devant. Quand un drame surgit, on rebrousse chemin, on revient hanter les lieux, on procède à la reconstitution. On veut comprendre l’origine de chaque geste, de chaque décision. On rembobine 100 fois. On devient le spécialiste de la cause à effet.

Dès lors, « Et si ? » constitue le leitmotiv de ce texte de Giraud. Il s’agit en vérité d’une enquête qui questionne le destin, le passé et le futur. De plus, le rythme rapide de l’écriture nous pousse à réfléchir, à trouver des réponses instantanées pour mieux comprendre ce qui s’est passé. 

Ce questionnement lui fait ainsi revoir toute sa vie du passé et s’apprêter à vivre des instants futurs réconciliés avec un passé désormais élucidé, maîtrisé et accepté. L’enquête a donc pris place pour permettre à cette femme de se rassurer, de survivre et de continuer. Il a été très facile pour nous de nous identifier avec le personnage, avec la narratrice du récit. 

 Enfin, ce que nous avons adoré dans ce texte est le simple rappel que l'homme est très faible : « on veut comprendre comment on devient un chiffre dans des statistiques, une virgule dans le grand tout. Alors qu’on se croyait unique et immortel ». C’est ce qui m'a ramené à la phrase du poète palestinien Mahmoud Darwish : « Oublie comme si tu n’avais jamais existé ! ».

 

                                                                                                       Batool Albeik et Nagham Alsqour

                                      Université de Jordanie (Jordanie)


La vie clandestine 

Monica Sabolo 

Gallimard, 2022 (320 pages)  

 

Une enquête double  

 

Ce roman de Monica Sabolo nous mène à un voyage double dans le passé politique et intime de la narratrice. Cette dernière part d’un épisode de l’émission « Affaires sensibles » que la narratrice a regardé sur France Inter. Cela portait sur l’assassinat, en novembre 1986, de Georges Besse, patron de la régie Renault, par Nathalie Ménigon et Joëlle Aubron du groupe Action directe, groupe armé d’extrême gauche qui a revendiqué des dizaines d’attentats et d’assassinats dans les années 1980. La narratrice, attirée par l’émission, se plonge dans des livres, des journaux, des extraits de vidéos et des photos pour collecter plus d’informations.  

  

Peu à peu, la narratrice relie ce qui s’est passé comme évènements déclenchés par Action directe à sa famille. Elle commence à se rappeler des années 1971, les années de plomb en Italie, où tout le monde ne parlait que d’attentats et de lutte armée. Les souvenirs d’enfance et de la vie à Genève de la petite Monica remontent alors à la surface. Elle évoque son père qui travaillait au Bureau international du travail, et voyageait en Afrique, profitant de son poste pour mener des affaires louches. Elle nous raconte aussi comment sa mère pensait sa vie finie à vingt ans et pourquoi Monica n’aimait pas voir son père le matin. Pour elle, de tels souvenirs négatifs ont quelque chose à voir avec « le silence et l’écho de la violence ».  

 

Cet ouvrage de Sabolo n’analyse pas mais met sous nos yeux des évènements politiques historiques et familiaux en nous laissant comprendre les liens qui les unissent. On peut deviner enfin qu’elle écrit pour se chercher, pour chercher la vérité et pour « sortir de la clandestinité ».   

 

La narratrice invite en effet les lecteurs à fouiller dans les blessures enfouies du passé, au fond de ces moments difficiles dans l’espoir de tisser des liens et de combler le vide et le silence. La vie clandestine se révèle alors, se déplie, s’ouvre et sort vers la lumière. Le titre reflète un défi symbolique, et le lecteur veut tirer les rideaux et accéder aux secrets, aux zones d’ombre de la vie privée, pour que tout soit mis au clair, redressé et justifié. C’est en somme un moyen de répondre à des questions que l’on se posait auparavant ou de trouver des réponses à des questions du passé. 

 

  

 

                 Mohammad Al-Fuqaha

         Université de Jordanie (Jordanie)


La Petite Menteuse

Pascale Robert-Diard

Iconoclaste, 2022 (216 pages)  

 

 

Le temps de la vérité

 

C’est un roman qui décrit l’excellente mise en scène d’un mensonge fabriqué par une adolescente et qui nous fait assister aux conséquences de ce mensonge, remontant à ses sources et à ses raisons. C’est aussi une mise en scène presque théâtrale du fonctionnement de la justice, des dérives du harcèlement, de la parole des enfants et des adolescents. Un mensonge qui peut envoyer un innocent à la prison ! 

 

Le texte nous présente en effet Lisa Charvet, une jeune fille de vingt ans, qui contacte l'avocate Alice Keridreux pour le procès en appel où l'ouvrier plâtrier Marco Lange va être rejugé pour son viol alors qu'elle n’avait que quinze ans. Marco a été condamné à dix ans de prison. Lisa souhaite en effet changer d'avocat et écarter Laurentin, qui avait été choisi par ses parents, pour être défendue par une femme. Alice accepte, et Lisa lui communique alors son dossier en lui racontant son histoire, son passé.  

 Dans ce récit, Lisa revient sur ses années d’adolescence, relatant comment elle a eu des seins avant les autres filles, se remémorant ses émotions de l’époque et ce qui s’est passé avec Marco, un ouvrier venu effectuer quelques travaux chez ses parents. Elle raconte aussi à son avocate comment Marco a été condamné à dix ans de prison à cause d’elle.

 Cet ouvrage de Robert-Diard éclaire toute une problématique, celle des adolescentes qui grandissent trop vite, presque trop tôt, manquant de sagesse. La puberté fut un bouleversement négatif chez Lisa. Celle-ci découvre la sexualité très tôt et se retrouve en position de victime par rapport aux garçons de sa classe. Dès lors, elle fuit ce statut de victime pour en endosser un autre, cherchant un peu de confort et de protection. Portant cet habit de victime pendant des années, Lisa finit par avoir le grand courage de dire à l’âge adulte : « il est innocent, il ne m'a pas violée. ».  

 Le personnage de l’avocate, Alice, a joué un rôle primordial dans ce texte. C’est grâce à elle en effet que la vérité, et rien que la vérité, est dévoilée. C’est donc le personnage à qui on a pu s’identifier le plus. Un roman à lire absolument. 

 

 

Manar Hussain

Université de Jordanie (Jordanie)



Le Mage du Kremlin

Giuliano da Empoli

Gallimard, 2022 (288 pages)

 

Derrière les coulisses

 

C’est un roman qui nous présente la terrible réalité qui se cache derrière le Pouvoir politique russe et l'ascension de Poutine au pouvoir : « On n’échappe pas à son propre destin et celui des Russes est d’être gouvernés par les descendants d’Ivan le terrible ». C'est ce que Vadim Paranov, le personnage principal du roman, a dit à propos du premier tsar de Russie, Ivan IV qui, en 1547, a assumé la présidence de la Russie depuis l'âge de 16 ans et a été témoin de l'occupation de la Sibérie.

 L’œuvre évoque Vladislav Surkov, un homme cultivé issu d'une famille aisée. Vladislav Surkov était le médecin de Poutine et est devenu l'un de ses conseillers les plus proches. Il était surnommé le cardinal gris, d’où d’ailleurs la force de ce roman, où l’on rapporte une série d'événements où sont impliqués de nombreuses personnes, avec des dates réelles. À vingt ans, Surkov s'inscrit à l'Académie d'art dramatique de Moscou. De là, il convertira son expérience théâtrale en carrière de producteur de télévision, dont le grand patron est un milliardaire nommé Boris Berezovsky. Ce dernier lui propose de créer des fictions pour commencer à recréer la réalité. Car Eltsine est mourant et Berezovsky qui, en réalité, gouverne à sa place, a choisi un chef du KGB, un certain Vladimir Poutine pour lui succéder. Il demande à Surkov d'en faire la mise en scène et la régie pour la suite. 

 Cet ouvrage nous submerge avec des détails portant sur les guerres tchétchènes qui ont eu lieu à l'époque du président Eltsine et qui ont mis fin de manière brutale au statut indépendant de la Tchétchénie. De même, l’on reçoit beaucoup d’informations sur la Russie et son lien avec la Fédération dans la Seconde guerre Tchétchène. Deux époques y sont combinées, d’une part celle des oligarques russes qui, pendant la perestroïka de Gorbatchev, ont fait passer en contrebande des marchandises et des appareils électroniques, et d’autre part, celle des guerres menées par certains oligarques contre Poutine et leur lutte avec lui pour s’accaparer le pouvoir. 

 On y mentionne également comment la réconciliation a permis de maintenir leur pouvoir et comment des sanctions leur ont été imposées en 2022 avec l'invasion russo-ukrainienne. C'est aussi un point fort du roman, car il nous fait entrer à l’intérieur de la guerre ukrainienne actuelle et l'aborde de plusieurs perspectives. Le récit nous fait pénétrer, en effet, dans la tête de Poutine en nous faisant vivre et évaluer son point de vue, ses pensées et ses plans. Aussi le texte nous éclaire-t-il sur la psyché de Poutine et nous avons également droit à une analyse fine de la société russe, de la culture slave et de la réalité historique et politique de la Russie post-communiste.

 Ce qui est intéressant dans ce texte est la fabuleuse capacité de Baranov à tout documenter. Cet ouvrage joue comme une réflexion du pouvoir et de la politique russe. Nous ne pouvons pas ne pas mentionner aussi que le style de l’écriture ne manque pas d’humour. De plus, le lecteur doit poursuivre sa lecture à un rythme effréné. Un roman à lire, assurément.

 

        Sarah Al-Amarneh et Rahaf Hassouneh

Université de Jordanie (Jordanie)


Une Somme humaine

Orcel Makenzy

Éditions Payot et Rivages, 2022 (624 pages)

 

Une Somme humaine ou les Mémoires d’outre-tombe

« le train pointait son nez, clignotant, nerveux, inouï, quelle transe, je sautai sans hésiter, c’était parfait… » Elle a franchi le seuil, elle s’est jetée sous un métro à la station Gambetta. L’âme de la narratrice regagne l’outre-tombe où, débarrassée du corps, son existence n’est plus que mentale.

« Tout s’éclaircit à partir de la mort ». La mort, semblable à un belvédère, lui permet de remonter le fleuve de ses souvenirs tragiques. Le lecteur est alors emporté par le courant et le tourbillon d’une folle logorrhée introspective : son enfance où elle a vécu effacée dans un village reculé, au sein d’une famille certes bourgeoise mais où pèse une hypocrite ambiance délétère. Harcelée au collège, violée par son oncle raciste et dominateur, bouc émissaire de sa mère, victime d’une carence affective, de l’absence et de l’indifférence de son père, elle cherche un « bonheur simple », une sorte de Thébaïde, qu’elle serait prête à payer de nombreux dangers… Car en effet, elle fuit son village et « monte » à Paris pour entreprendre des études de lettres, où elle rencontre une vieille dame miraculeusement rescapée de la Shoah ainsi qu’une voisine-comédienne. Elle entreprend une courte carrière dans le slam, tente l’expérience du travail, avant de se heurter derechef à de nouvelles violences : rythme effréné de la ville, solitude, relation toxique avec Makenzy, décès d’Orcel (son grand amour). Pour quelqu’un qui porte la « somme » de toutes les misères du monde, la mort semble alors être la seule issue…        

Loin des effusions sentimentales qui, vulgairement, tendent à susciter la pitié du lecteur, Makenzy Orcel, auteur haïtien, Chevalier des Arts et des Lettres de la République Française, est le porte-voix des déclassés, des exclus. Il réussit magistralement la tâche que lui incombe son engagement littéraire : les voix de tous ses romans sont toutes plus réelles, plus poignantes, plus percutantes les unes que les autres. Une Somme humaine est de fait le deuxième volume d’une trilogie dont le premier volet est L’Ombre animale (2016, Éditions Zulma). L’auteur y prête sa plume au cadavre d’une vieille dame haïtienne dont la voix prophétique tente de construire la mémoire de son village. Curieux mais néanmoins judicieux est le choix des narrateurs des deux premiers tomes de la trilogie : deux cadavres qui, à partir de leur point de vue surplombant, possèdent l’omniscience de Dieu.

Parmi la foule des protagonistes d’Une Somme humaine, des portraits de cette Comédie humaine, la mère de la narratrice, véritable Folcoche, est indubitablement le personnage le plus antipathique. Bien que l’oncle, l’archétype du pater familias fanfaron et dominateur soit tout à fait odieux, hypocrite et concupiscent, la mère, une Madame Bovary frustrée et s’ennuyant au sein de son mariage, inocule son venin bien plus profondément dans l’esprit de la narratrice et du lecteur : « je voyais une rombière en soie, dont les yeux étaient durs et à la fois d’un pathétisme étudié ». Vient prendre le contre-pied de ce personnage la grand-mère, archétype de la marraine-fée qui constitue un îlot de paix, d’amour et de réconfort dans le tumulte des relations familiales houleuses.

Toi, Makenzy et Orcel sont trois personnages à comprendre comme autant d’entités psychanalytiques. Toi, meilleure amie et confidente de la narratrice interpelle par extension le lecteur : elle serait en quelque sorte son alter-ego. Quant à Makenzy et Orcel, l’ombre et la lumière, ils esquissent un véritable clair-obscur : au caractère manipulateur, distant et ambigu de Makenzy s’opposent la générosité et l’amour inconditionné d’Orcel.

Makenzy Orcel, l’auteur, réalise avec brio un projet ambitieux qui repose l’éternelle question de la littérature : que peut le langage ? Est-il à même de retranscrire la réalité dans sa totalité et son universalité ? Universel, le roman l’est par ses thèmes : violence, immigration et mort perçue dans une triple acception : mort physique (suicide), mort comme moteur du divertissement pascalien et mort comme libération, comme porte de sortie du theatrum mundi: « heureux les morts / que les tombeaux achèvent nos peines… »

Le style épouse parfaitement le psychisme de la narratrice : les phrases, sans majuscules, sans début ni fin mêlent registre familier et soutenu ; le discours direct se prolonge dans la voix de la narratrice, ce qui par moments peut brouiller la lecture : « j’imaginai déjà la réaction des spectateurs de ma chute phénoménale, l’ultime crash, putain de merde, oh mon Dieu […] ». Le lecteur ne peut être que touché par la spontanéité de l’expression qui n’est, toutefois, pas toujours simple.

Enfin, ce roman aux accents poétiques et philosophiques étonne par sa justesse : il n’épargne rien de la complexité d’une humanité décadente : mutilation des innocents, libido dominatrice et sensuelle, culte des apparences. En arriver à bout est impossible, vu qu’« à partir de la mort tout recommence »…

                                                                                                        Myriam Hindi

  Université Saint-Joseph de Beyrouth (Liban)


Les Liens artificiels

Nathan Devers

Albin Michel, 2022 (336 pages)

 

Mirroir de notre monde actuel

 

Nathan Devers, Normalien, est un ancien élève de l’École normale supérieure et agrégé de philosophie à 24 ans. Il publie un premier essai en 2019, La Généalogie de la religion, puis deux romans : Ciel et Terre en 2020 et Espace fumeur en 2021. En 2022, il publie son quatrième livre, et troisième roman, Les Liens artificiels, « un roman puissant, drôle et tragique, sur la vie virtuelle » au dire de Raphaëlle Dos Santos de Culture 31.

« La pluie s’intensifia et il tomba avec elle. À ce moment précis, Julien ne se suicidait pas ; il était une goutte d’eau qui s’écoulait au beau milieu des autres. » Les Liens artificiels s’ouvre sur la scène de suicide de Julien Libérat diffusée en direct sur Facebook. Jeune musicien et admirateur de Gainsbourg, Julien Libérat vit de cours de piano, compose des chansons dans l’indifférence la plus complète, et n’arrête de ressasser sa rupture avec sa copine. Il découvre en ligne un monde parallèle d’une précision extraordinaire, comme une seconde chance pour lui de réaliser ce qu’il a échoué dans la vraie vie.

« Tout cela serait virtuel, bien sûr, mais quelle importance ? Au monde que contenait l’ordinateur, il ne manquait qu’une chose, d’exister. » Ecrit durant la période de la crise sanitaire et le confinement mondial (de 2019 jusqu’en 2022), ce roman remet en cause non seulement le devenir de l’humanité, mais aussi la naissance d’une religion nouvelle dont l’un des prophètes serait le créateur du monde parallèle. Les Liens artificiels ne peut que marquer le lecteur grâce à sa facilité de lecture, à son style d’écriture mêlant expressions contemporaines (utilisées sur les réseaux sociaux) et expressions rares, peu utilisées, voire inconnues du lecteur.

Ce roman ne peut qu’être apprécié pour les sujets dont il traite, notamment une humanité qui assiste à l’extinction de la communication « réelle », en face à face, une humanité obsédée par les écrans, une humanité versée dans le virtuel jusqu’au sang. Nathan Devers anticipe le devenir d’une humanité qui se déshumanise laissant place à des zombies ou encore des marionnettes qui, au risque de ne faire ce qu’elles sont censées faire, seront drastiquement éliminées comme le dit si bien Frédéric Beigbeder. « Si les écrivains voient venir ce qui va arriver, alors Nathan Devers en est un. »

                                                                                                          Clara-Maria Noun

Université Saint Esprit de Kaslik  (Liban)

 Vivre Vite

Brigitte Giraud

Éditions Flammarion, 2022 (117 pages)

 

 

Écrire la vie pour convoquer le deuil

 

« Pour écrire il faut être obsédé par ce qu’on raconte ». Ici l’obsession a duré vingt ans.

La vie dit-on est une course contre la montre et c’est dans cette course que Brigitte Giraud a perdu Claude, sa moitié. Lorsque le drame survient, elle est retenue à Paris, pour la parution de son second roman, Nico. De retour à Lyon, elle apprend par son éditeur, Guy, que son compagnon a été victime d’un accident de moto. Sans s’inquiéter, habituée aux aléas de cette passion, le cœur plein d’entrain à l’idée de sa nouvelle parution, Brigitte ne réalise pas ce qu’il est en train de se passer. C’est donc comme s’il avait fallu vingt ans à l’autrice pour faire face, mais surtout réaliser les faits, la solitude d’une part et la mort de l’autre. Le choix de revenir seulement vingt ans après, sur les circonstances du drame, nous signale le long travail d’écriture qui a été nécessaire pour parvenir à mettre des mots sur le deuil. « On n’a rien pu faire pour lui », voilà les mots d’une femme, cette femme dont l’autrice dit : « J’ignorais qu’elle était médecin urgentiste. C’est elle qui a prononcé la phrase qui coupe ma vie en deux : On n’a rien pu faire. La phrase qui marque l’avant et l’après. La pliure aiguisée comme une lame. »

L’originalité du récit rejoint l’universalité, celle d’un deuil qu’elle nous faire vivre dans la singularité du déni et surtout la litanie des « si ». À travers les pages qui défilent, et la fin qui s’approche, on s’obstine à rejeter la vérité. Nous sommes suspendus à ce conditionnel passé, à des « si » qui s’accumulent le long du récit : « je reviens sur la litanie des "si" qui m’a obsédée pendant toutes ces années. Et qui a fait de mon existence une réalité au conditionnel passé ». Ses « si » qui n’en finissent pas de nous interroger, nous projeter encore et toujours vers un imaginaire, que l’on sait pourtant déjà tracé par la tragédie de sa destinée, accentuant ainsi le regret et le remords. Le temps se dilue, les années ne sont plus que des jours, « oui je me répète, mais cela fait seulement vingt ans que je me repasse la scène. » Seulement vingt ans et pourtant vingt ans, c’est ce qui conduit l’enfant à l’âge adulte. Pourtant chez Brigitte Giraud, ces vingt ans apparaissent comme un bref instant.

« Ça fait vingt ans et je dois me résoudre à rendre les armes. Quitter la maison c’est aussi te laisser filer. […] Ça fait vingt ans et ma mémoire est trouée. Il m’arrive de te perdre, je te laisse sortir de moi ». Jean Cocteau écrivait à ce propos que « Le vrai tombeau des morts, c’est le cœur des vivants ».

Elle a décidé de prendre la plume non pour raconter mais pour se raconter et le laisser sortir pour s’en sortir. Raconter ce « "je" qui vient remplacer le nous ». Tout au long du récit, elle hésite à abandonner ce nous, qui trahit la perte et l’inscrit dans cette solitude imposée, comme une cage non désirée, où la liberté prend un autre trajet, qu’il faut malgré tout se résoudre à accepter. Raconter c’est aussi laisser une trace de ce temps qui passe avant que l’on ne trépasse. Giraud ainsi témoigne et s’engage contre l’oubli.

L’écriture ici vient poser des mots sur les maux de Brigitte Giraud, l’aider à panser ses plaies pour tenter d’en parler. Entrainés dans une course contre la fuite du temps, les phrases sont courtes, et les mots simples. Aux artifices, elle a préféré la profondeur du sens. Au fil des pages, le rythme s’accélère, au commencement déjà, la tragédie de la fin nous poursuit, elle est latente et finira par nous rattraper, c’est inéluctable, la fatalité a déjà pointé le bout de son nez. Un bonheur voué à la douleur. L’amertume nous saisit en même temps que nous sommes impatients de vivre : « Vivre vite » prend tout son sens ici. Elle traverse les couloirs de la mort, la solitude et l’incompréhension mais sans pathos aucun. Juste une tristesse pudique hantée par le souvenir de Claude, la nostalgie d’une vie qu’elle n’a pas eu le temps d’embrasser. L’émotion, Brigitte Giraud n’a pas besoin de l’écrire, elle la transmet. Nous sommes plein de larmes sans avoir besoin de lire le chagrin, nous sommes plein de regrets pour tous ses projets avortés. Finalement, j’aime à penser que l’écrivaine ne nous dit rien à travers ce tout, mais qu’elle nous montre tout. C’est une invitation non pas à la lire mais à vivre la vie, sa vie, l’instant, vivre vite.

 

                                                                                 Wafa Affane 

Université Saint Joseph de Beyrouth (Liban)


La petite menteuse

Pascale Robert-Diard

L’iconoclaste, 2022 (118 pages)

La petite menteuse

La petite menteuse est juste un portail permettant de pénétrer dans l'esprit de Lisa, une adolescente de 15 ans qui accuse Marco, un ouvrier, de l’avoir violée. Marco est condamné à 10 ans de prison. Quatre ans plus tard, Lisa veut maintenant être défendue par une femme et choisit Alice. Elle avoue qu'elle a menti et, consécutivement, deux vies basculent.

Alice leur dirait qu'on n'est pas coupable quand on ment à quinze ans. Que le plus dérangeant, dans toute cette affaire, n'est pas tant de savoir pour quelles raisons Lisa a menti, mais pourquoi tant de gens ont eu envie de la croire"

C’est ainsi que les mots de Lisa ont tout fait chavirer…

Ce roman touche en effet à des sujets difficiles comme être une enfant de divorcés, ou être une adolescente avec des seins excitant les garçons, avoir une réputation sulfureuse, ou encore être abusée.

En tournant les pages du livre, le lecteur se pose des questions qui disent ses doutes quant à l'existence d'un moment de vérité et sur l’existence même de la justice, lorsqu’on voit la versatilité de l'opinion publique. Il s’interroge dès lors sur nos préjugés, sur les actes qui sont punis par le code pénal et ceux qui ne le sont pas.

La narration classique prend le relais en expliquant l'affaire, nous faisant effectuer des allers-retours avec les personnages, pour dévoiler les moindres détails du procès.

Grâce à l'expérience de l’auteure comme chroniqueuse judiciaire au journal Le Monde, les rouages du système judiciaire sont clairement expliqués, d’une manière simple et facile à comprendre et sans alourdir le récit. La profession d'avocat est mise en valeur et la plaidoirie d'Alice est une démonstration de l'écriture au service de l'action judiciaire.

L'auteure jette ainsi la lumière sur un sujet délicat et d'actualité : faut-il prendre la parole des femmes violées au sérieux, sans preuves ?

Cette oeuvre m'a beaucoup touchée dans la mesure où elle raconte une histoire authentique. C'est plutôt une campagne de sensibilisation sous forme de roman, donc ceci nous concerne tous.

Finalement, nous finirons sur ces mots touchants qui sonnent agréablement aux oreilles :

« Lisa s’est répétée pendant des mois que si elle était née ailleurs, que si, par exemple, elle avait été l’une des filles de la belle maison, celles qu’elle retrouvait l’été sur la plage, ça ne se serait pas passé comme ça avec les garçons. »

 

                                                                                                 Youmna Ahmed

 Université de Ain-Shams (Egypte)

 

La Vie Clandestine

Monica SABOLO

Éditions Gallimard, 2022 (320 pages)

 

La Complexité d’une vie clandestine

 

Monica Sabolo est une écrivaine française née à Milan, auteure de divers romans et dont le dernier est La Vie Clandestine. Dans cet ouvrage, Monica Sabolo décide d’écrire à propos d’un fait divers et ce, pour rester loin de sa vie personnelle. Or le lecteur découvrira rapidement que ce roman est en réalité à moitié autobiographique. Mais comment l’auteur a-t-elle pu mêler fait divers et vie personnelle ?

 L’autrice raconte l’histoire de deux femmes ayant commis l’irréparable. Le lecteur comprend vite qu’il s’agit de politique et que les deux personnages en question sont des terroristes appartenant à une organisation d’extrême gauche. Puisque notre écrivaine ne s’y connait pas beaucoup en politique, elle effectue de nombreuses recherches et récolte beaucoup d’informations pour ainsi pouvoir écrire ce roman. Cela pourra être l’une des raisons pour lesquelles le lecteur se sent souvent dans le brouillard au fil des pages et surtout au début du roman. Mais tout s’éclaircit au fur et à mesure.

 Dans ce roman, M. Sabolo lance un cri d’alarme contre la violence et exprime son refus des actions violentes mais c’est aussi un livre qui traite du pouvoir du pardon.

 Assurément, ce roman est à moitié autobiographique car, en relatant la vie clandestine des deux femmes terroristes, M. Sabolo, par un jeu de miroir, évoque les zones clandestines de sa propre vie. Le fait divers devient donc un prétexte pour raconter sa vie personnelle, son enfance, son adolescence, sa jeunesse, etc. Elle narre par exemple comment elle a découvert que le mari de sa mère n’est pas son père biologique.

 Tout cela est raconté avec un style simple malgré, parfois, la longueur des phrases.  Il y a beaucoup de prolepses et d’analepses, ce qui bouscule la chronologie et suggère par analogie que la vie privée de l’écrivaine est entremêlée avec le récit du fait divers.

Ce roman est conseillé à tout lecteur qui s’intéresse à la politique, au crime et aux poursuites de criminels. C’est aussi un roman qui pousse à réfléchir sur sa propre vie et à se poser la question suivante : quelles sont les zones clandestines de ma vie ?

                            

                                                                                                                              Rita Daniel

Université Libanaise Section 2 (Liban)


Liens artificiels

Nathan Devers

Éditions Albin Michel, 2022 (233 pages)

 

Les liens artificiels : un brouillage permanent entre le réel et le virtuel

 

 « Ne plus avoir besoin d'un ordinateur pour ne pas s'ennuyer. Le retour au réel, le bonheur d’être ensemble » : voilà une phrase qui illustre clairement à quel point les réseaux sociaux ont bouleversé nos vies. Mais s’ils font désormais partie de notre quotidien, la génération Z ne sait pas toujours en faire un bon usage. Dans son troisième roman, Liens artificiels, Nathan Devers livre effectivement une vision critique d’Internet. Il met en scène un brouillage permanent entre le réel et le virtuel, si bien que le narrateur lui-même se perd. Un roman original et très actuel.

« Ce n'est pas une souffrance qui passe par les larmes ou par le sang, ce n'est pas une souffrance visible, hyperbolique et exagérée : c'est une petite souffrance. Une souffrance sans mots. Latente, diffuse. Du sentiment qu'on est aliéné ». C’est en vérité une souffrance sociétale actuelle où le personnage principal ne vit plus que pour un monde qui n’existe pas : « Ça n’avait aucun sens et c’était formidable ». En somme, Nathan Devers met en lumière le ridicule de notre monde d’aujourd’hui où les réseaux dits « sociaux » ne créent en réalité aucun lien.

Voici donc un personnage véritablement accro aux médias sociaux, qui se noie dans le métavers à l’instar de Narcisse qui s’est noyé dans son propre reflet … De qui pourrait-il être question ?

Ce roman met en scène Julien Libérat, le protagoniste, qui est, à tous points de vue, un raté. En effet, sa carrière de pianiste est un échec, son âme sœur vient de le quitter, et il doit se reloger en banlieue-sud sur d’anciens champs de betteraves. Trentenaire à la dérive dans un quotidien morne, Julien parvient doucement aux confins de la déprime. Au bout de son désœuvrement, il découvre en ligne un monde parallèle, l’Antimonde, créé à partir de Google Maps par un génie du métavers, Adrien Sterner : « Le premier métavers grandeur nature. J’y ai reproduit la réalité, la vraie réalité, l’entière réalité dans ses moindres détails ». Dans ce métavers où tout est possible, Julien crée son avatar sous le nom de Vangel. Les succès s’enchaînent alors : entre les sommes folles en monnaie virtuelle et les récompenses d’Adrien Sterner, la vie devient, enfin, ce qu’il avait rêvé qu’elle soit. Son obsession du jeu devient de plus en plus assidue : « La veille et les jours précédents il utilisait encore son ordinateur pour rejoindre l’Antimonde », mais cela s’est mal déroulé.  Malheureusement, Vangel, poète connu, n’est plus à présent qu’un lointain souvenir puisqu’Adrien révèle une autre facette de sa personnalité, une facette que l’on ne lui connaissait pas avant...

Égocentrique, il remarque que Vangel est sur le point de devenir plus célèbre que lui. Avec l’aide de son collègue, ils assassinent alors Vangel. Adieu à celui qui, à cran, lance un direct et se jette par la fenêtre…

Le roman s’ouvre ainsi sur le suicide de Julien qui est réellement la fin de l’opus. Généralement, le fait de se suicider ne suscite pas l’intérêt du lecteur, mais, à travers ce roman, Nathan Devers donne un autre sens à cet acte. Ce suicide en selfie crée une antinomie intéressante : le suicide, voire l’acte par excellence d’autodestruction et le selfie, l'acte par excellence d’affirmation de soi. Le romancier reflète alors la facticité du monde d’aujourd’hui ... un monde feint où même la mort, à ses yeux, est virtuelle : « Une génération qui se connecte à tout excepté à la vie » …

 

                                                                  Marie Ange Bouzaid

                                                                                    Université Saint-Joseph de Beyrouth (Liban)

 

 Les liens artificiels

Nathan Devers

Éditions Albin Michel, 2022 (233 pages)

 

Le métavers : paradis ou enfer ?

 

Le jeune écrivain, Nathan Devers, illustre la vie d’un musicien raté, absorbé par les réseaux sociaux, qui mène une double vie grâce à un univers parallèle, le métavers. Comme d’autres jeunes adultes, il finit par passer sous le contrôle de la technologie avancée. C'est un roman particulier où l’on se trouve perdu entre le réel et le virtuel.

 

“C’était pourtant comme ça que la vie se déroulait, côte à côte dans le noir, chacun isolé dans sa nuit intérieure, recherchant un soleil dont il ne reste rien" : c’est par cette citation, tirée du début de l’œuvre, que le narrateur présente la vie de Julien Libérat. Âgé de 28 ans, le jeune homme donne des cours particuliers de musique, mais décide pourtant de quitter Paris et de s’installer à Rungis lorsqu’il se sépare de sa petite amie, après cinq ans de vie commune. Une histoire qui dénonce l’addiction des jeunes à leur téléphone et qui, comme Julien, ne se rendent plus compte de la réalité qui les entoure. Car quotidiennement, le jeune pianiste regarde en boucle des vidéos sur son smartphone.

Un jour, il découvre en ligne une publicité de jeu vidéo : “ Connaissez-vous l’Antimonde ? Le seul jeu vidéo que vous allez préférer à la vie !” lance Adrien Sterner, fondateur de Heaven et Dieu de l’Antimonde. Un jeu dans lequel on se situe dans un univers parallèle, qui réduplique à l’identique, toutes les villes, tous les pays, bref le monde entier. Un jeu sans normes, sans valeurs, sauf pour les Antihumains libres. Julien décide alors de le télécharger, crée son avatar nommé Vangel et se lance dans ce métavers. À partir de ce moment, le lecteur se trouve perdu entre réel et virtuel tout au long de sa lecture, tout comme Julien, qui ne quitte plus son ordinateur. Il trouve du plaisir à vivre dans un monde virtuel, un monde où l’on est récompensé pour chaque action, un monde où l’on est quelqu’un d’autre, un monde sans limites et auquel il est facile d’accéder, afin d’oublier la fadeur de sa propre vie. Ce comportement, plutôt narcissique, le mènera à développer une sorte d’addiction aux réseaux sociaux.

“Playmobil” il écrit sur un papier. Le jeune poète, inspiré par les mots de Serge Gainsbourg, décide de chercher ce que l’Antimonde cache : “Qui êtes-vous derrière vos gueules de sims ?” Il dénonce dans son poème les antihumains qui prétendent être de vrais humains. Comme sur Twitter et d’autres médias de masse, nous sommes tous attirés par nos anti-moi. Il publie donc son poème sur le site “Contre-Société”, le Twitter de l’Antimonde. Mais celui-ci ne prend pas ces mots au sérieux car le lendemain, il découvre que nul autre qu’Adrien Sterner ne lui avait envoyé un message au sujet de la célébrité qu’il pourrait atteindre grâce à son aide. Après des milliers de likes, commentaires et de supports, l’esprit éclairé, Julien commence à écrire davantage de poèmes.  Il devient alors le second dieu de l’Antimonde. Cependant, Sterner éprouve une jalousie mortifère envers le poète devenu très populaire. Il fait en sorte que Vangel ne puisse plus le surpasser. Cette situation plus ou moins tragique fera basculer la vie de Julien. Sera-t-il capable de survivre après cette nouvelle ?

La lecture se conclut avec la dépression de l’ex-poète consécutive à la mort de son avatar. Profondément affecté, il ne sort plus de chez lui, toujours collé à son écran comme si c’était son seul espoir, son remède. A-t-il enfin écouté ses propres conseils, mentionnés dans son poème ? Ou a-t-il fini par sombrer ? À travers le parcours de Julien, l’auteur dépeint la vie de la plupart des adolescents et jeunes adultes d’aujourd’hui, en particulier après la pandémie où l’on essaye tous de retourner à la vie normale, mais où l’on est si attaché aux écrans et réseaux sociaux qu’on n’arrive plus à interagir avec les autres. On développe alors une addiction non seulement aux écrans mais à soi-même, comme l’indique la première page de couverture, avec Narcisse qui se regarde sur un écran. C’est un roman aussi intéressant que réaliste, qui touche beaucoup de jeunes lecteurs et les sensibilise sur ce thème. 

 

                                                                                                         Maria Rebecca Wehbe

Université Saint Joseph de Beyrouth (Liban)


 

Grégoire Bouillier

Le cœur ne cède pas                                                                                               

Éditions Flammarion, 912 pages

 

L’énigme du cadavre du 18e

 

Trente-deux années de recherches résumées en 900 pages. Grégoire Bouillier, sidéré par la nouvelle du suicide d'un ancien mannequin, survenu d'une manière unique et étrange, mène une folle enquête pour fouiller dans le passé de cette femme en tentant de reconstituer sa vie. Un roman unique, où créativité et originalité s'unissent, à travers lequel l'écrivain nous fait voyager dans le temps.

« À Paris, une femme s'est laissée mourir de faim chez elle pendant quarante-cinq jours en tenant le journal de son agonie. Son cadavre n'a été découvert que dix mois plus tard. » voici la phrase qui ouvre le roman, la phrase qui a motivé la rédaction de ces 99 chapitres. G. Boullier, écrivain français né le 22 juin 1960 à Tizi-Ouzou, a choisi un style très particulier pour écrire ce roman, usant d’un langage familier avec des expressions qui expriment tantôt la joie tantôt la tristesse, en donnant au lecteur l'impression qu'il lit dans ses pensées.

Tout comme l'ancien mannequin Marcelle Pichon, l'écrivain est lui-même un personnage principal de son propre roman et qui, à un certain moment change d'identité et de nom, devenant « Baltimore » ou « B-more », un homme qui, pour résoudre le mystère de ce suicide, va jouer le rôle d'un détective avec son assistante imaginaire « Penny » après avoir ouvert une agence d’investigation « B-more et Investigations ».

Bien que Penny soit le fruit de l'imagination de l'auteur, elle ne manque pas de nous divertir tout au long du roman avec ses réponses sarcastiques et son sens de l’humour brise-glace, nous faisant sortir de temps en temps de l’atmosphère d'investigation et de mystère : « Très drôle. Vous êtes un petit comique, Bmore. » « Penny m’a regardé avec perplexité, ses sourcils devenant comiques », « Attention Bmore, vous me harcelez ! »

On apprécie vraiment ce roman, notamment pour son universalité, car en effet tout le monde peut le lire et le comprendre grâce à son lexique simple et son langage familier. On y trouve aussi des sujets qui touchent tous les pays, orientaux et occidentaux, comme la question de la violence contre les femmes, qui était et est toujours un problème auquel sont confrontées de nombreuses femmes dans le monde. Y est également soulevé le problème des personnes qui meurent sans que personne ne le sache et dont les corps ne sont retrouvés qu'après de longs mois, révélant la facilité avec laquelle certains crimes silencieux peuvent être commis. Ainsi, de nombreux sujets intéressants, liés directement ou indirectement à nos vies, que l'auteur évoque dans son parcours captivant pour résoudre le mystère de ce suicide, figurent dans les pages de ce roman sublime.

Ce qui frappe davantage dans ce livre et ce qui le rend distinct et original, c'est que l'auteur ne s’est pas contenté de nous transmettre l'information par les mots, ni même par des images ; il nous fait également participer à l'enquête en bonne et due forme, en affichant un lien qui nous dirige vers le tableau de son enquête comprenant toutes les étapes qu'il a suivies, en nous fournissant de véritables documents officiels qu’il a pu se procurer et tout ce dont nous pourrions avoir besoin pour comprendre la vie et l’histoire familiale de Marcelle Pichon.

À la lecture de ce roman, on s'oublie, on oublie qui on est, et l’on change d’identité tout comme l'auteur qui est devenu Baltimore, pour devenir nous aussi des enquêteurs. On s’absorbe dans la lecture, cherchant à tout prix à finir la page que nous lisons pour passer à la suivante, recherchant des preuves, reliant les points entre eux pour tenter de résoudre l'étrange énigme avec le narrateur. C'est un roman unique, original, écrit avec un style personnel, qui fait vivre au lecteur une aventure dans tous les sens du terme et lui permet de se mettre dans la peau d'un détective qui suit les indices pour découvrir en même temps que ses personnages une fin totalement inattendue.

Zeina El Jakl,

Université Saint-Joseph, Beyrouth 

 


 La Vie Clandestine

Monica Sabolo

Éditions Gallimard, 2022 (336 pages)

 

                                                             La vie sous le manteau

 

“Le bien et le mal se dévorent l'un l'autre. Le jour fait pâlir la nuit, puis la nuit avale le jour. J'ignore ce qui triomphe, de la lumière ou de l’obscurité”. Cette phrase révèle le sens caché de ce roman, comme un joyau dans un coquillage au fond de la mer.

Monica Sabolo dans son roman mène une enquête sur le terrorisme d’Action directe tout en relatant son enfance pleine des mystères. Il y est question d’abord de son père “Yves S” dont elle connaît la violence, les absences, l’égoïsme, et finalement le côté clandestin qui domine tout : “À mes yeux, le travail de mon père consistait essentiellement à partir en traînant derrière lui une valise Samsonite, noir et dure, verrouillée par un code à cinq chiffres, semblable à celle d’un agent secret”.  Quant à son frère et sa mère, elle ne mentionne jamais leurs prénoms.

Parallèlement à l’histoire de sa famille, l’écrivaine relate aussi la vie des inconnus qui furent à l’origine des assassinats terroristes ayant marqué les années 80 : Nathalie Matignon, une jeune femme membre d’Action directe, Joëlle Aubron, jeune bourgeoise mobilisée contre le terrorisme et Hellyette Besse, désignée dans ce roman par un pseudonyme, “La Mama”. Elle est également membre d’Action directe et responsable de la librairie “Jargon Libre”, où se trouvent les archives des mouvements révolutionnaires.

La vie clandestine est un roman qui transporte dans deux mondes obscurs, celui de la clandestinité et celui de la violence. Au début, l’auteure ne voulait pas écrire un roman sur le groupe terroriste français des années 1980 ; le sujet lui est venu à l’esprit par hasard alors qu’elle écoutait une émission radio :  “Je réfléchissais à cela, en écoutant Affaires sensibles sur France Inter, relatant de grandes affaires : les aventures et les procès qui ont marqué les cinquante dernières années”.

Monica Sabolo découvre plus tard que ce mouvement d’Action directe cache plusieurs mystères qui la concernent : “Je ne savais pas encore que les années Action directe étaient faites de ce qui me constitue, le secret, le silence et l’écho de la violence”. D’après l’autrice, Action directe, c'est un mouvement qui se crée en secret, en cachette : “Concernant Action directe, tout est secret, obscur, multiple. Il est difficile de trouver des sources”, affirme-t-elle.

Monica Sabolo se plonge alors de plus en plus dans la recherche, consultant notamment tous les numéros de Paris Match qui évoquent ce sujet. Finalement l’autrice se fixe sur l’assassinat de Georges Besse, “le président directeur général de Renault" qui est tué sur le trottoir en novembre 1986.

M. Sabolo décrit en détail l’assassinat de Georges Besse. Simultanément, son propre passé ressurgit : elle découvre qu’elle est née en Italie d’un père qu’elle ne connaît pas. Son père biologique est “Alessandro. F”, tandis que Yves S., le mari de sa mère, est en réalité son père adoptif, avec qui sa relation est instable voire violente.

Finalement, c’est un bon roman qui rappelle la nécessité de ne pas se soumettre à l’injustice, et la nécessité de la révolution pour obtenir justice. De plus, l’œuvre informe le lecteur sur les évènements des années 80, et attise sa curiosité d’en savoir le plus, tout en affirmant l’importance des souvenirs : “Nos souvenirs sont des souvenirs de souvenirs de souvenirs”.

                                                                                              

                                                                                Israa Trad

                                                            Université Saint- Joseph de Beyrouth (Liban)


  Le Mage du Kremlin

Giuliano Da Empoli

Éditions Gallimard, 2022, 280 pages.

 

Théâtre d’avant-garde et politique : derrière les coulisses du Kremlin

 

« Parti du théâtre, j’étais passé à la mise en scène de la réalité ». La politique, le théâtre, la roulette russe. Il s’agit quand même de jouer.

C’est cela que nous raconte Vadim Baranov, le mage du Kremlin ou encore ‘le nouveau Raspoutine’, personnage librement inspiré de Vladimir Surkov (oligarque russe et conseiller personnel de Poutine, sans doute l’un des hommes les plus influents d’Europe jusqu’à l’année dernière), qui nous accompagnera dans la découverte de l’impénétrable réalité cachée derrière les coulisses du Kremlin. Intrigues, manipulation, contrôle social, violence et condamnations injustes sont les ingrédients principaux de ce spectacle frappant, une vraie pièce de théâtre ayant la réalité pour thème, où chacun joue un rôle précis pour faire marcher la farce et modifier le sort d’un pays, voire du monde entier.

Riche de son expérience comme conseiller politique du Président italien en 2014 et de son style percutant et ironique, Giuliano Da Empoli décrypte magistralement le système politique et la société russe post-stalinistes, en montrant au lecteur, à travers les yeux du protagoniste, les profonds changements survenus ces trente dernières années: le désastre économique sous Gorbatchev, l'avènement du capitalisme et du système libéral sous les deux mandats d’Eltsine et le chaos qui leur a succédé, la guerre en Tchétchénie, la révolution orange, les Jeux Olympiques de Sotchi, et jusqu’à la guerre en Ukraine, que l’auteur visionnaire avait prévue, puisqu’il avait achevé son ouvrage un an avant l’invasion de février 2021.

Le protagoniste, bien assis sur le fauteuil dans sa datcha en dehors de Moscou, où il vit isolé après sa « retraite » du poste qu’il a occupé pendant quinze ans, nous révèle les secrets de la machine du pouvoir russe, en narrant sa propre histoire : à partir de son enfance, il passe en revue sa carrière, d’abord d’acteur de théâtre, puis de producteur de télévision sur la chaîne nationale. Ici, presque par hasard, Vadim saisit l’occasion de sa vie : Berezovski, son puissant et riche chef, qui est aussi spin-doctor et marionnettiste du vieux président-fantoche Eltsine, lui donnera la chance de rencontrer l’homme désigné comme le parfait successeur au pouvoir, la personne dont la Russie avait besoin : Vladimir Poutine, encore inconnu à l’époque, alors chef des services secrets, qui acceptera de jouer son nouveau rôle. Il sera accompagné (mais jamais guidé) par Baranov même, qui se retrouve d’un jour à l’autre à mettre en scène non plus de simples programmes télévisés kitchs, mais des campagnes électorales, des attentats, des procès, des Jeux Olympiques. Grâce à ses capacités créatives et son cynisme sans scrupules, notre mage aidera le nouveau Tsar à construire son empire, sous l’ironique nom de « démocratie souveraine », en secondant tous ses projets et acquiesçant aux requêtes paranoïaques, dans l’objectif principal de centraliser le pouvoir sur lui-même et de revigorer ainsi la réputation de la Grande Mère Russie, réduite à un ‘supermarché’ avec l’avènement du capitalisme et l'hégémonie culturelle américaine.

Avec sa plume incisive et mordante, l’auteur nous propose une réflexion intéressante sur le concept et la nature du pouvoir, ses conséquences, ses formes d’application, son futur, en particulier dans la perspective russe, nous permettant de sortir des schèmes occidentaux habituels et de pénétrer dans une mentalité complètement différente mais essentielle à comprendre, surtout aujourd’hui. Une mentalité qui fonde le pouvoir sur le pouvoir même, sur les valeurs impériales anciennes de patrie et d’honneur, où l’argent est seulement une conséquence superflue (au contraire du système occidental) et où la seule chose qui compte est le statut et la proximité du pouvoir, privilège illusoire qui cache sa profonde nature : « une grande prison, l’empereur ou qui en détient les clés en est le gardien, mais les gardiens ne vivent pas beaucoup mieux que les prisonniers ». Et c’est pour ça qu’à la fin, le poète-stratège lui-même essayera d’en sortir.  

Un voyage entre art et pouvoir, fiction et réalité, qui vous ouvrira de nouvelles perspectives et vous fournira quelques instruments pour analyser les systèmes politiques contemporains de n’importe quel pays, vous permettant surtout de vous familiariser avec une réalité à la fois lointaine et proche, qui nous concerne tous. À coup d’aphorismes cinglants et ironiques, Giuliano da Empoli vous captivera avec ce premier roman, qui fait découvrir les secrets d’un pays aussi mystérieux que complexe, avec une remarquable créativité et une formidable capacité d’analyse. Aujourd’hui plus que jamais, ce livre est un instrument efficace et fondamental pour comprendre les événements qui bouleversent l’Europe et le monde entier, parce que « cette guerre ne se combat pas dans la réalité, elle se combat dans la tête des gens ».

                                                                                                 Giulia Ostoni

Université Saint-Joseph de Beyrouth (Liban)

Les Presque Sœurs

Cloé Korman

Éditions du Seuil, 2022, 255 pages.

 

Les empreintes des déportées

Ce que l’on retrouve dans ce récit bouleversant, c’est la volonté de l’auteure de se confronter sans vergogne aux questions que la société française veut encore souvent éviter : le racisme et l’antisémitisme. Les propos de Cloé Korman sont frappants et son regard à la fois intransigeant et tendre ; Les Presque Sœurs est une recherche fraternelle, familiale et historique autant qu’un récit très intimiste.

Avec les traces parfois à peine visibles des trois cousines de Korman et de leurs camarades, survivantes, les sœurs Kaminsky, nous plongeons dans la France de Vichy, rappelant à l’État Français sa responsabilité envers ses enfants juifs. L’auteure nous brosse également une peinture pleine d’émotions et douce de la façon dont les enfants font face à leur propre histoire et à l’Histoire. Ce qui nous touche particulièrement, ce sont ces gestes entre les petites filles, décrits délicatement, et cette attitude si sérieuse des aînées qui s’occupent des plus jeunes.

Cloé Korman, avec l’aide de sa sœur Esther et à la manière d’un détective, dépoussière le passé par devoir de mémoire en partant à la recherche des survivants, en explorant des lieux et des documents fournis par le Centre d’étude et de recherche sur les campus d’internement dans le Loiret. On remarque combien ce travail est aussi rempli des liens entre l’auteure et sa propre sœur, et comment le fait d’être une mère élargit le regard qu’elle porte sur les enfants dont elle retrace les trajets. Mireille, la petite, qui accompagne son père, horloger, appelé avant d’être arrêté ensuite, est l’image de l’enfant de Cloé, ou encore de son père, « cette enfant d’à peine dix ans, dans sa robe chasuble étoilée, et qui porte la caisse à outils. Elle a les mêmes yeux que son père, avec une paupière du haut grande et rêveuse et celle du bas un peu bombée, petit croissant de lune qui amène chaque instant du rire dans le regard. Je connais ces yeux : mon père a les mêmes, et moi, et mes enfants, nous avons tous des yeux semblables à ceux qui se lèvent sur le chef de gare ».

Le récit tourne autour de trois espaces qui sont ceux que les petites filles Korman et Kaminsky ont parcourus, avant d’être déportées (pour les Korman), et d’être sauvées (pour les Kaminsky) : d’abord, Montargis, la ville où les deux familles habitaient et où les six filles ont été arrêtées, après leurs parents, ensuite le camp de Beaune-la-Rolande où elles ont été emprisonnées, enfin Paris et ses différents centres gérés par l’Union générale des Israélites de France, cette « structure créée dans le cadre des lois antijuives pour mettre la population juive sous contrôle ». Avec les mots de Cloé Korman, on peut s’installer dans chacun de ces différents espaces qui sont ceux de l’histoire des enfants juifs en France. Le récit, largement travaillé, documenté et équilibré entre un passé et un présent, permet de se faire une idée très précise de la manière dont les enfants, une fois leurs parents arrêtés et déportés, restaient sous la surveillance de l’État français. Le fait d’emprisonner les enfants et de les regrouper comme des troupeaux dans différents foyers sous prétexte de s’occuper d’eux était une manière efficace de garder des listes à jour et d’arranger des rafles pour compléter les convois pour Auschwitz.

Les enfants dépouillés, séparés de leurs parents, livrés à la France de Vichy, sont ces poussins fragiles que le roman de Cloé Korman fait renaître, pour témoigner de ces atrocités et pour montrer combien l’expérience de l’enfance est unique – cette enfance que ces petites filles n’ont jamais vécue. Cloé Korman arrive à en rendre compte avec beaucoup de justesse et de poésie, par les gestes, les corps, les mots, tout ce qui explique cette terrible façon d’être à la merci des adultes féroces et de l’Histoire. On est bouleversé par ces enfants qui vont et viennent : « On dirait des poupées gigognes auxquelles on enlèverait successivement toutes leurs enveloppes, qui flottent dans un espace sans arrière-plan. Enlevées à des familles qui n’existent plus, elles se recomposent en groupes successifs qui s’égarent et se dispersent à nouveau, dans ces lieux vidés de leur usage normal, […] »

Naviguer sur les vagues des Presque Sœurs, constitue une traversée en leur compagnie, un moment passé avec tous ces enfants. Ceux qui ont disparu complètement, ceux dont on retrouve les noms, quelques traces, mais aussi ceux qui ont porté la robe de vieillesse qui, comme l’écrit Cloé Korman, est moins une « corrosion » qu’« un accroissement, comme le végétal qui pousse plus, donne plus de fleurs, de mousses, abrite plus d’insectes, capte plus d’air et de lumière ».

                                                                                                   Khaskieh Mohamad

Université Saint-Joseph de Beyrouth (Liban)

Vivre vite

Brigitte Giraud

Flammarion, 2022 (208 pages)

 

 

Demi-mort, demi-vivant

 

« On n’a rien pu faire » : voilà la phrase par laquelle l’écrivaine a su que son bien-aimé venait de mourir et qui a tué son âme en même temps. Par ce roman très spécial, Brigitte Giraud a voulu comprendre tous les sentiments de tristesse et de regret qui l’habitent depuis plus de vingt ans, suite à la perte de son seul amour, Claude, dans un tragique accident.

La relation entre ce couple était très spéciale ; ce n’était pas un simple mariage arrangé par la famille mais une histoire d’amour qui ne se passe pas au quotidien. Ils se connaissaient depuis leur jeune âge ; le début de leur relation remonte exactement à l’époque où Claude avait 18 ans et qu’il passait devant l’immeuble de l’écrivaine pour tenter d’attirer son attention. Les années passent puis ils se marient et ont un fils unique.

Pour une femme forte et indépendante telle que Brigitte Giraud, la famille a toujours été une priorité. Habitant loin de ses parents (d’après le roman), c’est alors son mari qui constitue son seul soutien et sa protection. C’est même son seul amour. Pour elle, comme toutes femmes passant par une relation aussi spéciale, l’époux n’est pas seulement un partenaire mais la seule famille qu’elle a choisi en toute liberté, et qu’elle a aimé du plus profond de son cœur. Elle a en effet choisi par amour de vivre avec lui, en partageant les plus infimes détails de leur vie, les émotions les plus intenses, exaltantes ou mélancoliques.

La vie s’assombrit quand nous perdons nos proches : mais s’il était vraiment son Romeo, n’aurait-elle pas dû se tuer pour être avec lui ? Pendant plus de vingt ans, elle a passé presque chaque soirée le cœur gros à penser à lui, et parfois à pleurer. Toutefois, sa fragilité n’a pas ébranlé le défi qu’elle devait relever, qui était de devoir assurer la double fonction de père et de mère. Chaque jour est un crève-cœur, et à chaque seconde, elle est saisie de regrets relatifs à tous les projets enthousiastes dans lesquels elle s’était lancée avec lui, comme celui de la nouvelle maison, cherchant le meilleur pour sa famille et partageant tout cela avec sa mère. Elle a ainsi passé des décennies à regretter chaque détail et ce qu’elle – ou le destin – aurait dû faire. Car tout le roman est basé sur des « Si » …

Ce roman décrit ainsi d’une manière subtile l’amour éternel qu’elle éprouve pour son mari et en raison duquel elle a vécu plusieurs années dans la mélancolie. Brigitte Giraud a su par excellence analyser toutes les formes de regret qu’elle a ressenti. En tant que femme forte, elle a pu se rappeler des plus minces détails de la semaine où Claude est mort, décrivant tous les détails et mettant à l’épreuve sa propre force. Elle n’a pas pu oublier les secondes qui ont bouleversé sa vie.

Finalement, la vie peut parfois nous briser. Le sentiment de ne plus pouvoir vivre nous menace d’un instant à l’autre. La mémoire de nos bien-aimés perdure tout au long de la vie. Parce que quand on perd l’un de nos proches, on sent qu’il y a toujours quelque chose qui manque et que la vie ne sera plus aussi savoureuse qu’elle l’était. Or, c’est exactement ce que Brigitte Giraud a vécu et ressenti. Claude est parti, emportant avec lui l’âme de sa femme tandis que son corps reste vivant.  

                                                                           

                                                                                     Maria Akmal

                                              Université Ain Shams (Egypte)


Une Somme Humaine

Makenzy Orcel

Éditions Rivages, 2022, (491 pages).

 

Une Somme Humaine : l’histoire d’une vie(ctime)

 

"Tout s’éclaircit à partir de la mort", "à partir de la mort tout recommence"... Si la première de ces phrases ouvre l’œuvre et que la seconde la clôture, ce n’est pas par hasard : l’histoire de la narratrice construite sur ce chiasme n’est en fait constituée que d’une seule trame rassemblant mille récits en un, celui d’une femme qui n’a cherché qu’un bonheur simple mais qui va de désillusion en désillusion, de traumatisme en traumatisme, de mal en maux...

La narratrice sans nom nous parle d’outre-tombe. Depuis la mort, elle regarde défiler devant elle sa vie et remonte le fleuve de ses souvenirs. Elle revoit alors sa première tentative ratée de suicide, puis la deuxième qui a réussi. Ce suicide a pour cause Makenzy, son ex-copain avec qui elle a vécu une relation très toxique, personnage blanc de l’extérieur mais qui est le plus obscur qui soit de l’intérieur. C’est ensuite les souvenirs douloureux de son enfance qui ressurgissent : son père absent, son oncle paternel qui l’a violée, sa mère, sans doute plus monstrueuse que l’oncle lui-même, froide et égoïste, et qui avait connaissance du viol. Elle oblige pourtant sa fille à se taire et à ne pas salir l’image de l’oncle. Ce n’est pas pour rien qu’elle le défend : elle trompe son mari avec le bourreau de sa propre fille et continue de le faire malgré sa connaissance des faits. « Elle avait peur du qu’en-dira-t-on et pour sa réputation, j’espère pour toi que tu n’as rien dit à personne, ferme-la, arrête de mentir, regarde-moi quand je te parle, […] tu sais très bien que tu mens, disait-elle sèchement, c’est impossible, c’est ton oncle […] c’est un grand monsieur, un élément important et valeureux pour notre communauté ».

Avec une mère qui ne "s’attendrit" que quand elle vous voit comme une menace car vous l’avez surprise en train de tromper votre père, le moins que vous puissiez faire c’est fuir. Fuir la ville natale et vos origines pour aller à Paris, ville de la montée symbolique, ville du pouvoir, mais aussi ville de la désillusion, ville où l’on tombe comme Icare en voulant aller loin (ce qui, dans le cas de la narratrice, signifie vouloir être heureuse, avoir un mari et des enfants, peut-être un chien). Là-bas, elle entreprend des études de lettres et rencontre une voisine comédienne ainsi que sa vieille propriétaire miraculeusement rescapée de la Shoah. Dans tout ce chaos émotionnel évoluent tout de même des personnages bienveillants qui ont su quelquefois égayer la vie lugubre de la narratrice : la grand-mère, avatar de la bonne marraine dans les contes de fées, « Toi », la confidente et meilleure amie de la narratrice, et Orcel, avec qui elle vit une passion folle, un amour qui n’a malheureusement duré que 3 jours. Orcel est d’ailleurs un personnage de couleur ; bien que sa peau soit noire, son âme, elle, est la plus blanche de toutes. L’auteur, Makenzy Orcel, se dépeint donc dans son livre à la fois sous la forme la plus horrible qu’on puisse imaginer (Makenzy) et sous les traits les plus purs qu’un être puisse incarner (Orcel).

La lecture de cette œuvre est poignante même s’il est dur de s’y accrocher. Une fois qu’on y est plongé, elle nous emporte si légèrement qu’on ne se rend pas compte des centaines de pages qui défilent. L’ambiguïté ne s’arrête pas là, elle concerne aussi bien le fond que la forme du roman. Makenzy Orcel fait d’Une Somme Humaine un mélange de vie et de mort, de passé, présent et futur de la narratrice, d’ombre et de lumière, de bien et de mal, mêlant les langages familier et soutenu, la poésie et la narration, et truffant le tout d’étranges onomatopées.

Bref, son style d’écriture ne passe certainement pas inaperçu. Ce qui est aussi très intéressant et contribue à son originalité, c’est que l’intégralité de l’œuvre est écrite sans aucun point ni majuscule. Une Somme Humaine est un roman universel, un roman-monde, chaotique, choquant et poétique. Je ne peux que penser, en le refermant, au vers de Baudelaire : « Viens-tu du ciel profond ou sors-tu de l’abîme, Ȏ Beauté » ?

 

                                                                                                     Joya Farah

Université Saint-Joseph de Beyrouth


Les liens artificiels

Nathan Devers

Albin Michel, 2022 (336 pages)

Un mort-vivant

Selon un point de vue philosophique, ce roman a abordé plusieurs sujets tel le comportement des gens dans les réseaux sociaux et l’oubli de la poésie. D'ailleurs ce livre nous fait aussi plonger dans le cerveau d'un personnage pessimiste tenant à un enchaînement de pensées qui met fin à sa vie avant même qu'il se suicide.

L’heure était venue. Julien ouvrit Facebook, cliqua sur le bouton central et déclencha la vidéo. Des dizaines de personnes étaient déjà connectées à son rendez-vous, ses proches, ses collègues, et même son ex qui vient de le quitter il y a quelques mois. Pendant quelques minutes avant le grand spectacle, Julien contemple la liste des spectateurs. En se glissant vers la fenêtre, il jette un dernier regard sur l'écran, inspire à pleins poumons et se jette à corps perdu sous la pluie. Ce n’était pas la première fois que quelqu’un se suicidait en direct sur les réseaux sociaux. Mais quel message Nathan Devers voulait-il donc nous transmettre ?

Julien Libérat, un jeune pianiste de 28 ans, qui avait envie d'être chanteur et de composer des albums, vit dans un cercle fermé et ennuyeux après sa rupture avec May. Son temps s’écoule entre les aller-retours depuis son domicile à ses cours de piano dispensés aux enfants. Il s’en retourne le plus tard possible chez lui et scrolle sur Facebook. « Cette semaine, votre temps d’écran a été supérieur de 8 % par rapport à la précédente, pour une moyenne de 6 heures et 56 minutes par jour. » Jour après jour, semaine après semaine les chiffres s'accroissent. C’est vrai qu’il existe un moment, quand on scrolle beaucoup, où l’on cesse d’être soi, où l’on se sent parfois inutile, vide et sans aucune envie de faire quoi que ce soit. Un jour, il ouvre le fil d’actualité de Facebook comme d’habitude et scrolle pendant des heures, quand soudain une publication assez étrange s'affiche : « Connaissez-vous l’Antimonde ? Le seul jeu vidéo que vous allez préférer à la vie ! ». Par curiosité Julien clique sur la publicité et découvre le monde du métavers, surnommé « Antimonde », où l'on peut être ce que l’on désire, et accéder à une deuxième vie où l’on peut fuir pour oublier notre réalité. Tout cela afin de commencer une nouvelle vie plus riche et plus belle que la première, ce qui montre qu'on a parfois peur de faire face à nos situations, problèmes, et même à notre vie. Dès lors, l’on s'enfuit pour tout oublier. Dès que Julien découvre "l'Antimonde" par le biais de son avatar Vangel, il prend conscience qu'il peut faire beaucoup de choses et que plusieurs opportunités s’offrent à lui. En fait, Vangel est plus riche que Julien ne le sera jamais. Il peut faire tout ce dont Julien n’ose même pas rêver. Adrien Sterner, le maître de l'Antimonde, découvre sa poésie, le célèbre puis devient jaloux de lui et l’assassine en pleine célébrité. Julien sent, au milieu de sa dépression, qu'il n’est désiré ni dans le monde ni dans l’antimonde. Alors il décide de se suicider en live pour dire au revoir à tout le monde, lui qui ne peut plus rien supporter. Les liens artificiels est un roman qui paraît étrange au début mais qui peu à peu se révèle inspirant : vraiment, il porte bien son nom et je vous conseille de le lire.

Oumnia Abdel Kabir

Université de Ain-Shams (Égypte)


Le Mage du Kremlin

Giuliano Da Empoli

Éditions GALLIMARD, 2022 (288 pages)

Le Jeu du Politique

« Toi non, bien sûr, Vadim, tu es un poète. Un poète égaré parmi les loups. Pour toi, l’amour est sacré. » On l'appelait le Mage du Kremlin. Il s'agit d'une fiction romanesque dont le nom nous rappelle Raspoutine, celui qui a soufflé pendant une vingtaine d’années à l'oreille du "Tsar" toutes les stratégies qui lui ont assuré le pouvoir. Celui-ci apparait toutefois sous une forme inédite : c’est un "nouveau Raspoutine". Mais depuis sa démission, les légendes sur son compte se multiplient et personne ne sait ce que Vadim Baranov, éminence grise de Poutine, est devenu. Cette histoire politique et historique nous plonge ainsi à l’époque du pouvoir russe et de la guerre des oligarques et des courtisans. Vadim transforme un pays en un théâtre politique d'avant-garde, où la réalité n'était que l'accomplissement des souhaits du Tsar. Comment ce personnage atypique, petit-fils d'un aristocrate extravagant, d'abord metteur en scène, puis producteur de télévision, est-il devenu le "Mage du Kremlin"? Le narrateur français, travaillant sur le projet d'une réédition de "Nous", été invité dans une maison perdue dans les environs de Moscou. L'hôte mystérieux n'est autre que Baranov, et il lui raconte dans un long monologue comment il est devenu le "Mage du Kremlin".

Giuliano da Empoli, l'auteur du roman, né en 1973, est de nationalité italienne et suisse. Il explique que tous les faits historiques et politiques relatés dans le livre sont réels, tandis que ce qui est lié à la vie privée des personnages est intégralement inventé. Il rapporte également des actualités permettant de comprendre l'invasion russe en Ukraine. En effet, la guerre contre l'Ukraine accroît l'intérêt pour ce roman.

Il est évident que le nom du livre constitue le personnage central de l'histoire, et sonde la manière dont un homme puissant peut avoir une telle impression. Un homme qui, avec son ascendant au sein du régime et de Poutine, peut tout prendre en main et provoquer le changement. De plus, la couverture du roman représente l'homme de l'ombre et de la solitude.

« La vie est une comédie, il faut la jouer sérieusement » : le propos souligné au début du roman a été formulé par le philosophe Alexandre Kojève, né en 1902 à Moscou, spécialiste de la philosophie politique, et également personnage de l'ombre. L'auteur cite judicieusement de Kojève, puisque son roman se déroule aussi à Moscou et met en scène Vadim Baranov, "le nouveau Raspoutine" lui-même homme de l'ombre, dont le personnage s'inspire de Vladislav Sourkov. De même, Baranov est le seul personnage fictif de ce roman virtuose, tandis que d'autres personnages y sont bien réels et y apparaissent sous leur véritable identité. Et seuls les dialogues sont imaginés et fictifs.

C'est un livre extrêmement fort sur les rouages du pouvoir en Russie et la banalisation du mal, notamment un roman qui éclaire sur la situation actuelle. L'histoire se passe à Moscou, la capitale de la Russie et il brosse un panorama des mécanismes du pouvoir en Russie au cours des trente dernières années avec une multitude de détails. De plus, il est raconté du point de vue

interne. Le Mage du Kremlin a une ambition philosophique et informative avec un style très léger et enrichissant.

Ce qui est à noter cependant, c’est que Baranov n'est pas un homme ambitieux comme les autres. Il est tombé dans le panneau des sombres mystères du régime et il lutte pour s'en sortir. Le Mage du Kremlin, où l'on rencontre Limonov et des hommes d'affaires, des mannequins et tous les symboles du régime, nous emmène au cœur du système de Poutine. Ce roman ravit par son style classique et sa méditation sur le pouvoir. Tout y est brillamment organisé : les souvenirs d’enfance, l’histoire d’amour, la description de la Russie… Ensuite, y est composée toute une galerie de personnages principaux naturellement romanesques comme Berezovsky, le puissant oligarque Khodorkovski, l’écrivain Limonov, le motard et Setchine qui sont des figures tout à fait réelles.

La plupart des personnages sont bien campés, même lorsque ce sont des personnages secondaires comme Zamiatine, Gorbatchev, Eltsine etc, qui ont élargi l'histoire. Y est également représentée le symbole de la femme fatale russe, libre, dangereuse et imprévisible. Charmente Ksenia apparaît en endossant la figure de l'enfant presque angélique qui semble impacter la carrière de Baranov.

En écrivant ce roman captivant, à la fois narratif et descriptif, Giuliano da Empoli a réussi à peindre le portrait d’un personnage, à en saisir les dangers et à refléter la profondeur d'une psychologie. Avec ce premier roman, il montre le pouvoir de la fiction à clarifier la réalité et suggérer des pistes de réflexion par le truchement de l’art. Dans ces conditions, il commence d'une manière qui nous rend curieux de connaître Baranov : « On disait depuis longtemps les choses les plus diverses sur son compte. Il y en avait qui affirmaient qu’il s’était retiré dans un monastère au mont Athos pour prier entre les pierres et les lézards, D’autres encore... Depuis que Vadim Baranov avait démissionné de son poste de conseiller du Tsar, les histoires sur son compte, au lieu de s’éteindre, s’étaient multipliées. » Avec un tel début, nous sommes informés sur la personnalité unique et valorisante de Vadim Baranov.

En plus de nous divertir, l'auteur nous raconte en détail l'enchaînement des événements et élucide les raisons qui ont conduit à l'attaque contre l'Ukraine le 24 février 2022. L'auteur propose une réflexion passionnante sur l'exercice du pouvoir qui conduit à l’avènement d’un chef suprême solitaire, Poutine. À la veille de l'invasion de l'Ukraine, son Labrador est son seul conseiller. Mais ce n'est pas tout : le livre met en garde contre l'émergence d'un pouvoir qui n'aura plus besoin de la coopération humaine.

En somme, avec cet ouvrage prémonitoire qui raconte l'ascension irrésistible de Poutine à l'intérieur du système, l'auteur compte démasquer les vérités du régime et anticiper le choc avec le peuple. Effectivement, la proximité de la relation entre le pouvoir et la politique peut entraîner une chute. La politique est comme un marécage dont personne ne peut plus sortir. Ces relations sombres et complexes conduisent finalement au triomphe de la cupidité et à la destruction des hommes. Il faut lire cet ouvrage totalement d'actualité, où le cynisme et l'immoralité font écho à l'avidité et la corruption.

Kimia HASHEMI

Université d'Ispahan, Iran

La Vie Clandestine

Monica SABOLO

Éditions Gallimard, 2022 (320 pages)

« Le manque, le plus précieux de tout »

Septième œuvre de Monica Sabolo, La Vie clandestine, un roman d’environ trois cents pages a récemment été publiée aux Éditions Gallimard. Née en Italie et ayant fait ses études à Genève, en Suisse, M. Sabolo nous donne avec La Vie clandestine un livre à la fois biographique et autobiographique.

Puisque le titre est l’une des parties constituantes de chaque œuvre d’art, et qu’il joue un rôle particulier, il faut y être attentif. Monica Sabolo l’a bien choisi en vérité afin d’attirer notre attention. Or, ce titre nous mène vers une question : de quelle « vie clandestine » s’agit-il et pourquoi est-ce si mysterieux ?

À l’aide de la première de couverture, nous voyons en tant que lecteurs une photo familiale, celle d’une mère et de sa petite fille qui regardent un seul point, dans la même direction mais la nature de leurs regards est toutefois différente, car celui de la mère semble plus assuré que celui de son enfant. On dirait qu’elle est consciente de ce dont sa petite fille a peur et qu’elle a l’habitude de ce qu’elle regarde. Alors, dès le début, nous pouvons imaginer que nous sommes mis au cœur d’un monde fféminin, l’auteure étant une femme et le deuxième témoignage constitué par la couverture. L’histoire commence par un « je » narratif. Ce « je » s’efforçait de surmonter le syndrome de la page blanche et finalement, en écoutant une émission de radio, décide de composer un récit sur le groupe Action Directe pour parler de leurs missions occultes entre les années 1979 et 1987 en France, en y ajoutant cependant l’histoire de ses proches. L’auteure nous apporte beaucoup d’informations historiques et parallèlement, elle raconte sa vie personnelle mais aussi celle de sa famille. Monica Sabolo essaie en effet de tisser un lien entre les deux. Mais son regard journalistique la mène à dérouler sous nos yeux une gamme très riche d’informations, ce qui peut devenir un obstacle chez le lecteur qui est parfois dérouté et n’arrive pas à bien suivre le fil de l’histoire. Action Directe est un groupe d’extrême-gauche français dont l’existence est intimement entrelacée avec la vie de la narratrice, et c’est de cet entrelacement qu’elle décide de nous parler. Sa stratégie est presque comme celle de Socrate : elle pose des questions simples mais profondes qui prouvent qu’elle est à la recherche de toutes les traces… À la fin du livre, nous pourrons trouver quelques-une des réponses. Qu’est-ce que, moi, je cherche vraiment ? Cette question est aussi celle que nous voudrions lui poser…

L’espace et le temps sont clairement déterminés. Cela commence par une nuit pluvieuse et se termine dans un cimetière – la dernière scène. Les choix des mots montrent plutôt la sensation de peur et la tension qui dominent l’atmosphère. La nuit, son obscurité, contribuent à suggérer l’insécurité et aussi le mystère, ce qui est concrétisé dans les titres de chapitres suivants, Carnet noir ou Boîte noire. Le point de départ coïncide avec un achat sur le site eBay. La narratrice cherche un oiseau empaillé et elle le trouve enfin : c’est une buse mais tout cela n’est pas un pur hasard. Étant donné que le totem de cet oiseau désigne la mort, la naissance, une nouvelle vision

et qu’il représente également le monde occulte par rapport au monde visible, elle le choisit. C’est tout ce dont elle a besoin…

Un autre élément attirant se trouve être l’eau. Selon Bachelard, elle est un élément plus féminin et elle symbolise avec des formes plus cachées. C’est exactement ce à quoi nous sommes confrontés, car la narratrice mène cette enquête de dévoiler la réalité de son père et d’Action Directe. Son aquarium est un composant de sa chambre qui montre sa famille en miniature.

Les personnages principaux sont les femmes (Monica Sabolo elle-même, sa mère, sa grand-mère, Hellyette et aussi Nathalie Menigon et sa compagnie Joelle Aubron) et l’on note que la présence d’hommes comme son frère, son père ou ses amoureux est assez restreinte. La narratrice nous raconte l’histoire de ces femmes et nous réalisons que leurs destins et leurs chemins sont presque similaires et que l’absence du père est évidente pour chacune d’elles, le sien et aussi celui de Nathalie Menigon, par exemple. M. Sabolo revient sur l’adolescence de ces femmes et la compare avec la sienne. Elle établit un parallèle entre leurs familles, leur classe sociale et le plus important peut-être leurs sentiments ; en un mot, elle nous ouvre la porte du monde intime de ces filles.

La mission la plus importante de ce roman est sans doute de remettre en question le concept de pardon et la nécessité de la confrontation avec la réalité des événements. Monica Sabolo a une vision ouverte sur les difficultés de la vie ; pour elle, la solution n’est pas de s’échapper mais d’être attentifs à nos sentiments et de ne jamais abandonner. Peut-on devenir un autre ? Est-ce qu’il y a la possibilité de se changer ? L’auteure essaie de nous répondre et nous relate vers la fin l’histoire d’un personnage qui était déjà l’un des membres d’Action Directe en expliquant qu’aujourd’hui il n’est plus le même homme. Ainsi, rien n’est impossible si la volonté entre en jeu.

Nazanin HASSANPOUR

 Université d'Ispahan, Iran

Grégoire Bouillier

Le cœur ne cède pas

Éditions Flammarion, 2022 (912 pages)

Les masques narquois

Grégoire Bouillier, né en 1960, est un écrivain et mémorialiste français. Ce lauréat du Prix de Flore a composé l’œuvre Le Cœur ne cède pas dans laquelle s’insère le récit de vie d'une femme de 80 ans, Marcelle Pichon, qui décide de se suicider après être restée 45 jours sans nourriture, et en transcrivant les souvenirs de ses tourments dans un carnet.

Ce roman emmène le lecteur pendant 900 pages dans un monde mystérieux. Un monde dont les portes, lorsque nous ouvrons le livre, s'ouvrent pour nous et ne se referment qu'à la fin du récit. Lorsque le lecteur ouvre la porte et entre dans ce monde, il est confronté à un email. Un email complètement ambigu qui soulève de nombreuses questions dans l'esprit de ce lecteur. Plus tard, nous en saurons plus sur ce conflit principal. Une vieille femme maigre se suicide d'une manière horrible et en se forçant à mourir de faim. Cette catastrophe est si choquante que la question "pourquoi ?" se pose dans l'esprit de chaque lecteur. Mais ce n'est pas la seule question qui surgit. Au cours de l'histoire, des milliers de questions se superposent aux précédentes. Dans l'écriture de l'auteur, des questions sont posées à chaque page. Les phrases interrogatives abondent, comme si l'auteur nous disait : « vous n'êtes pas seul, n'ayez pas peur ; comme vous, j'ai beaucoup de questions et je suis confus ». La brièveté de ces phrases interrogatives et l’augmentation de leur fréquence ajoutent à l'excitation de l'histoire. Les différentes citations présentes dans le texte reflètent l'abondance des informations de l'auteur. De plus, outre l'histoire principale, il existe divers récits et exemples qui accroissent le nombre des pages du livre, depuis les récits de la propre vie de l'auteur jusqu’à l'histoire du Portrait de Dorian Gray. C'est comme si la vie de Marcelle était un arbre et ses récits des branches. En fait, la vie de Marcelle allume une étincelle dans l'esprit de l'écrivain en l’amenant à se référer à sa propre vie, pour mieux se connaître.

Quelque part dans l'histoire, on apprend que le surnom de Marcelle était Florence. En effet, les traumatismes de l'enfance, les problèmes qui sont progressivement entrés dans le génome humain pour se transmettre de génération en génération, les carences émotionnelles et le manque de capacité à faire face à ses problèmes, ont poussé Marcelle à se cacher sous le masque de Florence. À la recherche d'un nouveau départ, Marcelle s'enfuit par erreur. La fuite provoque la mort progressive de Marcelle, qui se suicide à nouveau progressivement pendant 45 jours à l'âge de 80 ans. Ce que Marcelle nous enseigne, c’est qu’en vérité nous ne pouvons jamais nous échapper. Et cela est enseigné à l’écrivain. L'auteur se retrouve ainsi dans le récit de la vie de Marcelle et cette dernière change le destin de l'auteur, qui aurait pu être une autre catastrophe. Marcelle nous apprend en fait à nous chercher et à nous connaître au lieu de nous fuir. Mais parfois, ce que nous avons perdu est plus proche de nous que nous ne le pensons. Parfois, la réponse à toutes nos questions est cachée dans nos cœurs et nous devons nous regarder dans le miroir et poser des questions à la personne que nous y voyons. Au final, au lieu de chercher dans la vie de Marcelle, l'auteur cherche sa propre histoire. Il ferme le carnet de Marcelle et ouvre ses propres cahiers. Au lieu de fuir toutes les amours perdues, toutes les humiliations et tous les échecs, il se tient fort devant eux.

Par conséquent, ce qui nous manque au fond, c'est notre identité. Après trois années de recherches sur Marcelle, là où le livre se termine, tout commence pour Grégoire Bouillier. Il commence véritablement à se mettre en quête de son identité. Peut-être que le livre est terminé pour nous, mais ce n'est que le début de l'histoire. Il faudra alors se souvenir de toutes les souffrances et de tous les traumatismes, et trouver la vérité qui est restée enfermée dans nos esprits et nos âmes pendant des années.

Leili Chehrazi 

Université d'Ispahan, Iran

Une Somme Humaine

Makenzy Orcel

Éditions Rivages, 2022, (491 pages)

La mort, un quai vers la délivrance

« Dieu m’a mis seul au milieu du monde alors, vole et chante », … tout s’éclaircit à partir de la mort…

Voici un tableau très noir de la vie contemporaine, dépeignant les misérables humains, une voix d’outre-tombe qui nous raconte sa vie perdue, une enfance meurtrière et une adolescence abusée, elle, sans nom, sans amour, sans rien, sous l’emprise de son oncle, sa mère, son père…

Makenzy Orcel compose son roman sombre dans une langue poétique sans commencement ni fin. La narratrice nous raconte sa vie depuis l’au-delà, après s’être suicidée sous la rame d’un métro. Nous apprenons que la petite fille a grandi seule, qu’elle a été violée à l’âge de 14 ans par son oncle, amant de sa mère, et qu’elle passait ses journées auprès de sa grand-mère avant de s’enfuir pour s’en aller vivre à Paris, étudier et rencontrer l’amour avec Makenzy, dans une relation toxique, et avec Orcel qui périt dans l’attentat du Bataclan. « L’oiseau sombre, aveuglant les vitres, puis la mort »…

Le roman amorce une réflexion sur des cauchemars vécus par une femme qui n’a pas connu le bonheur auprès de parents défaillants, à la recherche d’un moyen pour s’envoler de la cage du monde à travers parfois les couloirs du métro, ou le cimetière, cette fenêtre souterraine vers le ciel. On ne voit ainsi que la couleur noire, blanche et grise sur le tableau de la vie de cette femme, ses pensées, ses espoirs, ses déboires, ses visions de l’humanité opposées aux personnes égoïstes, méchantes, insignifiantes. De fait, elle croit que Paris est un lieu idéal pour tout réparer, pour oublier le passé, mais le vide inévitable du temps et le sentiment la repoussent encore en arrière. Très singulièrement, Makenzy Orcel nous trace cette tragédie par ses bribes de phrases qu’on peut entendre si on tend l’oreille. Il nous fait tomber dans un tourbillon où le temps et l’espace brossent une vie, par une langue singulière, sans majuscules ni point pour mettre fin, et par contre, avec des virgules partout pour une fluidité de la pensée. Il considère que cette manière d’écrire (sans commencer, ni terminer) vient d’une trilogie dont le premier volet est L’Ombre animale, paru en 2016, et le troisième n’est pas encore écrit! Aussi peut-on revenir à l’histoire de chacun et chacune venu.e au monde sans invitation, sans choix de temps ni de lieu.

À cet égard, Makenzy Orcel a construit son roman en reflétant des personnages, des sentiments, des destins humains amers, tandis qu’il en avait expérimenté quelques-uns depuis Haïti jusqu’en France, avec cette écriture mordante sur la société française et le monde.

Mohammad Reza Azizi

Université d'Ispahan, Iran

Vivre vite

Brigitte Giraud

Flammarion, 2022 (208 pages)

Déterminisme de la vie

Vivre vite est un roman autobiographique qui a été composé par Brigitte Giraud, écrivaine française, auteure de romans et de nouvelles. Elle a aussi travaillé comme libraire, traductrice et journaliste.

Dans ce livre, Brigitte met en scène à la fois son deuil et les regrets inhérents à la perte de son mari. Aussi exprime-t-elle sa mélancolie avec des phrases conditionnelles qui sont présentes au début de chaque chapitre. L’auteure sonde même les événements qui auraient pu empêcher la perte de son mari. Tout au long d'une histoire, elle révise le passé alors qu'elle est dans la dénégation et refuse de croire à la mort de son mari.

Le livre commence par un événement difficile : Brigitte doit quitter sa maison après vingt ans ; la maison qu'elle avait achetée avec son mari, Claude. Celui-ci n'a en réalité jamais pu y vivre parce que le 22 juin 1999, il meurt dans un accident de moto. Plusieurs années plus tard, Brigitte reste bouleversée par cet accident et elle exprime son chagrin d'une manière descriptive dans chaque chapitre, passant en revue les événements passés et s’efforçant de les changer.

Une partie de l’œuvre est dotée d’un aspect féministe parce que l'auteure attire notre attention sur le fait que souvent, la responsabilité d'élever les enfants incombe à la mère alors que le père a un moindre rôle dans cette affaire. Brigitte Giraud critique cet état de fait et montre le rôle très important de la femme comme épouse, sœur et mère. À la faveur de l'histoire, elle parle de sa relation avec son frère et le rôle du soutien reçu dans sa vie.

À la fin du livre, Brigitte Giraud comprend cette chose essentielle qu’elle partage avec ses lecteurs : rien dans le passé ne peut changer et nous ne pouvons pas sans cesse lutter contre la vie et le destin. Il nous faut donc accepter celui-ci parce que la vie continue avec toute sa cruauté.

À mon avis, cette œuvre fait l’éloge du deuil et du chagrin. Brigitte Giraud a bien su y mettre en scène sa tristesse et nous transmet parfaitement ses sentiments. Elle nous montre qu'il faut accepter la vie avec tous les évènements qui nous arrivent et qu’il ne sert à rien de regretter le passé.

Hasti KHALEGHI

Université d'Ispahan, Iran

Les Presque Sœurs

Cloé Korman

Éditions du Seuil, 2022 (255 pages)

Infection sous le zéro

« Elle est trop petite », « Elle a été très mal soignée chez la première nourrice, elle allait très mal quand elle est arrivée », « Elle ne fait pas ses nuits »…

Une fois qu’une guerre commence, elle se répand partout comme un microbe. Lorsqu’un.e compositeur.trice veut créer l’harmonie d’une musique, elle pense aux notes qui vont la composer, et qui vont répercuter son imaginaire. Depuis toujours, le commencement est d’une grande importance.

Or, l’art d’un auteur est comme une musique. Cloé Korman commence son cinquième roman par cette phrase : « Certaines histoires sont comme des forêts, le but est d’en sortir ». Alors, elle nous en donne un signe qui a un rapport étroit avec elle. L’Histoire de ses trois cousines du côté de son père, qu’elle aurait dû connaitre. Elles sont quelques-unes entre la déportation de milliers de Juifs par le gouvernement de Vichy et le destin qui se précipite vers Auschwitz. Elle décrit avec délicatesse, jusqu’à ce que les militaires allemands arrivent à une maison qui n’est même pas la leur. On se retrouve alors face à des mots tels que : un berceau, un bébé, une maison, des parents et des petites filles, le renversement de la vie. Étant donné que leur famille fuit la menace de mort, Mireille (10 ans), Jacqueline (8 ans) et Henriette, la petite de 3 ans, sont toutes condamnées à être privées d’abri, et presque de leur vie. L’écrivaine nous fait entrer dans la forêt obscure, marchant sur les traces des enfants de la Shoah. Un mélange entre passé et présent, et un voyage dans l’histoire d’aujourd’hui et d’hier, des années 40 et 2020. L’itinéraire de ces trois petites filles est entrelacé avec celui de leurs trois amies ; Rose, Jeanne et Andrée. Elles vivent ensemble des mois, s’appellent entre elles « Les presque sœurs », sont déportées en 1942 à Beaune-la-Rolande, raflées en 1944 au sein du foyer de Saint-Mandé, et exterminées enfin à Auschwitz, cette année-là.

Une fois de plus, nous sommes face à une œuvre composée sur fond de Seconde Guerre Mondiale, qui nous retrace les moments terribles de cet évènement inoubliable. L’auteure mène une enquête sur cette tragédie génocidaire en rencontrant les témoins et en partant vers les lieux où ont été commis ces crimes. Même si la sincérité de Cloé Korman ne fait aucun doute, elle s’est mise en situation, revenant sur ces lieux de mort pour expérimenter des sentiments tangibles et faire ressurgir les imaginations en présence là, en créant du passé à écrire, par sa plume artistique qui peint les vies détruites en noir, et également l’averse de la mort. De fait, ce roman dresse un tableau froid dont nous touchons la souffrance qui le traverse. La parole essentielle de Cloé Korman est que la guerre tue la vie et détruit l’enfance : « Si j’avais une seule morale à tirer de tout cela, à transmettre à mes enfants ou à n’importe quel ami dont la vie m’est aussi chère que la mienne. »

À mon sens, Cloé Korman est inspirée par le romantisme. Elle tire profit des éléments de ce mouvement, et cela peut-être inconsciemment. Quand elle décrit les lieux avec les bâtiments, les paysages, les routes, elle sonde le détail de la lumière, du ciel, les voix et les odeurs qui flottent dans l’air, les couleurs qui n’ont pas d’âme, les oiseaux, la forêt – la sensation qui triomphe de la raison. Si l’on compare ce roman à un tableau, nous dirons qu’il parle plus avec le chagrin qu’avec la joie ; même lorsque son enfant naît, l’état d’âme mélancolique perdure et l’habite à tout jamais. Cloé Korman partage ainsi avec nous dans ce roman autobiographique les questions auxquelles elle est obligée de trouver les réponses. Dès qu’elle décide de partir à Montargis, elle renaît et se transforme, au contact de ses imaginations visuelles, assumant le courage d’avoir mis ses pas dans les lieux où les fillettes sont autrefois passées.

Cloé Korman (comme Anne Berest avec son œuvre La carte postale) a ainsi pu retrouver des morceaux de vie de ces six filles sous l’ombre bouleversante et poignante de ce massacre.

Mohammad Reza Azizi

Université d'Ispahan, Iran

Une Somme Humaine

Makenzy Orcel

Éditions Payot et Rivages, 2022 (624 pages)

La résurrection d'une voix insondable au-delà des mots et des morts

Dans son roman le plus récent, Une somme humaine, Orcel met en scène une voix féminine parvenue d'outre-tombe qui transcrit son récit cuisant dans des carnets délaissés.

Né en 1983 à Port-au-Prince en Haïti, Makenzy Orcel est considéré comme l'une des figures les plus emblématiques de la littérature haïtienne. Tout au long de sa carrière, Orcel a remporté des prix dont le Prix de Littérature d’expression française et le Prix Thyde Monnier de la Société des Gens de Lettres. Il a été également couronné Chevalier des Arts et de Lettres de la République française.

Son œuvre Une somme humaine a montré encore une fois sa vocation littéraire et son génie empreint de philosophie – "les mots sont toujours plus forts que la mort ".

Le roman démarre par "Tout s'éclaircit à partir de la mort" et raconte, dès les premières notes sur les carnets, le premier des drames qu’a vécu la narratrice. Par la suite, succèderont chronologiquement les autres drames allant de l’enfance jusqu'au trépas puis à l'outre-tombe.

C’est par la voix de la narratrice que sont retracés les drames successifs de sa vie.

En effet, une jeune Française nous emmène dans un village du sud de la France où elle vit avec sa famille. Issue d’une famille bourgeoise où rien ne devrait manquer, elle se retrouve pourtant à vivre au sein d’une famille déchirée, entre une mère désespérée dont la vie était bâtie sur des illusions et un père distant et obéissant à son bourreau de frère. En somme, ses parents jouent uniquement le rôle de “ géniteurs “, et elle est à la merci d’un oncle immoral, manipulateur et prédateur, guettant aussi bien la femme de son frère avec qui il a des relations charnelles que sa nièce adolescente qu’il viole. La société qui l’entoure ne se présente pas mieux : un curé – habitué de la maison –, un fanatique d’apéros et pédophile, et même des collègues qui abusent d’elle. Et si notre héroïne a pu affronter les vicissitudes de la vie, c’est grâce à sa grand-mère paternelle auprès de qui elle trouve apaisement, réconfort, soutien et amour mais également auprès de "toi" – sa sœur d'âme – qui l'initie à la poésie : " les mots font la patrie des orphelins, des chiens, des sans-personne". Malheureusement, les éclaircies dans sa vie se révèlent être éphémères, le poids de l’âge de sa grand-mère puis sa mort et la disparition de son âme sœur achèvent d’aggraver son sentiment de solitude.

La narratrice suffoque dans son village, qu’elle finit par abandonner pour s’en aller vers la capitale à la recherche d’un monde meilleur, croyant échapper ainsi à ses cauchemars morbides. Sa rencontre avec Orcel, rescapé de la guerre de son pays, illumine sa vie aride. Passion, attentions, tendresse sont au rendez-vous. Mais son bonheur est de courte durée car Orcel trouve la mort

dans l'attaque du Bataclan. Ce sont alors des journées de ténèbres qui commencent. Notre héroïne, pour sortir de son état morbide, tombe sous l'emprise de Makenzy, "le pire des hommes". Ce diable tire les dernières ficelles qui la retiennent à la vie et la pousse sous les rails du métro.

Dans un même souffle de plus de 600 pages, Orcel a pu en tant qu’archéologue des sens dépeindre le panorama d’une noirceur inouïe de la société française, partant de la province pour arriver à Paris.

Une somme humaine, ce roman envoûtant, montre une capacité stupéfiante de plonger tout lecteur au cœur de l'âme féminine dont la voix sera un chant éternel s’élevant au nom de toutes les femmes dévastées par la vie.

La sentence "à partir de la mort tout recommence" clôt l'histoire de cette voix qui nous accompagne tout au fil du roman, parce qu'à partir de la mort en effet tout recommence, tout se revivifie. Orcel dépasse tous les clichés par la transgression des frontières géographiques et littéraires tout en livrant ce que les morts peuvent nous dire de la vie.

Et selon un proverbe haïtien, "les morts sont dans la vérité et les vivants sont dans le mensonge".

En définitive, Une somme humaine est un roman qui mêle amour et haine, grandeur et bassesse, ascension et décadence… Il mérite d’être lu et relu.

Yara Kerhani

Université Libanaise, Section 3, Liban

Vivre Vite

Brigitte Giraud

Éditions Flammarion, 2022 (117 pages)

"Et si..."

Ce livre, c'est aussi le roman d'une époque, celle des années 90, mais sous l'œil et la plume de Brigitte Giraud.

Avec des « si », on peut refaire le monde… Mais on peut aussi réaliser un beau roman. À mi-chemin entre le délire mélancolique et l'enquête policière, cet ouvrage vise à reconstituer et à analyser le fil des événements. Au fil des vingt-trois chapitres, Brigitte Giraud décortique un par un les faits qui ont précédé la perte de son conjoint. Elle a décidé de rejouer ce film dramatique dont elle connaît déjà l'issue. Un livre bouleversant qui vient d'être couronné par le prix Goncourt. Brigitte Giraud, l'auteure de ce roman, nous entraîne comme un brillant exercice de style. Elle tente de comprendre, vingt ans après, l'enchaînement des circonstances qui ont entraîné la mort accidentelle de son compagnon Claude. Chaque chapitre de ce récit que l'on lit le cœur serré est consacré à un fait et un geste de l'auteur ou de son entourage qui ont conduit irrémédiablement au jour fatal.

Tout commence par l'acquisition d'une maison que l'auteur convoitait plus que tout. À partir de là, celle-ci s'interroge : si elle n'avait pas accompli tel ou tel geste, la mort n’aurait pas été au rendez-vous ? Ou est-ce le destin contre lequel on ne peut rien ? C'est un récit plein d'une sensibilité profonde, où l’on sent que l'auteur a fait un chemin qui a duré une vingtaine d'années, pendant lesquelles elle s'est interrogée, où elle a pleuré, où elle a continué coûte que coûte, où la culpabilité l'a écrasée. C'est le portrait tout en nuances et en subtilité d'un homme que son épouse aimait profondément, tendrement, qu'elle a su faire revivre pendant deux cents pages. C'est également replonger dans cette époque des années quatre-vingt et quatre-vingt-dix, les années d'avant le portable, d'avant internet, ces années qui avaient un goût de miel comme dit la chanson et où le meilleur restait à venir. C'est un récit poignant, nostalgique, baigné d'amour et imprégné d'une tristesse indicible, mais qui ne sombre jamais dans le pathos. Vous l'avez compris, Vivre vite est un véritable coup de cœur pour moi et il restera de ces romans que je n’oublierai jamais.

Sarah Saleh

Université Islamique au Liban


Le Mage du Kremlin

Giuliano da Empoli

Éditions Gallimard, 2022 (288 pages)

Moscou en une nuit

Paru en avril 2022, peu avant que la guerre en Ukraine n'éclate, le Mage du Kremlin est le premier roman de l'écrivain italien Giuliano da Empoli. Ce politologue engagé, surtout connu pour son essai Les ingénieurs du chaos (2019), a terminé ses études à l'Institut des Sciences Politiques de Paris, avant d’exercer les fonctions de conseiller politique du Ministre de la Culture italien Matteo Renzi. Dans cette fiction, da Empoli s'inspire d'un personnage qui a réellement existé (Vladislav Sourkov) pour peindre le portrait de son personnage principal auquel il donne le nom de Vadim Baranov.

Ce mage du Kremlin, qui descend d'une longue lignée d'hommes politiques riches, était devenu l'homme le plus influent en Russie après Poutine. Ceci jusqu'à son licenciement de son poste en 2020 après 15 ans au pouvoir. Mais, étant resté aux côtés du président depuis l’arrivée de celui-ci au pouvoir, Baranov est parvenu à nous présenter l'idéologie de Poutine, son adoption de la théorie de "démocratie souveraine" mais aussi ses ambitions colonialistes. Tout cela a pu s’effectuer dans le cadre d'une rencontre nocturne avec un passionné de la littérature avec lequel il passe une nuit à Moscou durant laquelle il lui explique le fonctionnement du système politique russe.

Aussi da Empoli utilise-t-il l'histoire de la famille Baranov et leur connaissance détaillée des coulisses du pouvoir pour retracer explicitement l'Histoire de la Russie de 1990 jusqu’à présent. Il tient encore à souligner les grands évènements que celle-ci a vécus, comme la dissolution de l'Union soviétique, la guerre en Tchétchénie ou encore l'invasion russo-ukrainienne. « Mais, d’ici à dire que les bombes ont été placées par le FSB plutôt que par des terroristes tchétchènes, il s'en faut. » (p. 109). En un mot, ce roman actuel par excellence, est adressé, comme le suggère d'ailleurs da Empoli dans le roman, aux lecteurs avisés qui sont conscients que "l’art n’est pas seulement culture mais construction, prophétie, (et) vérité. " (p. 58)

Enfin, l'on pourrait dire que le style de da Empoli se rapproche davantage de l'essai que du roman. Ceci malgré la fréquence des métaphores et des images qu'il emploie pour décrire le monde politique. Bref, tous ces aspects ont valu au roman le Grand Prix du roman de l’Académie française.

Arwa Sadek

Université d’Alexandrie (Égypte)

La Vie Clandestine

Monica SABOLO

Éditions Gallimard, 2022 (320 pages)

La métamorphose de la mémoire

La réalité est nuancée, c’est cette vérité que Monica Sabolo réussit à mettre en évidence dans cet ouvrage. Avec un maniement maîtrisé de la langue, elle entreprend une enquête d’une assiduité journalistique qui lui a permis d’explorer son identité.

Romancière en burn-out, Sabolo cherche une histoire facile à rédiger quand elle tombe sur l’assassinat de Georges Besse, PDG de Renault, ayant eu lieu en 1986. Cet acte terroriste fut attribué durant cette période mouvementée, en France comme en Europe, à Action Directe (AD), un groupe d’extrême gauche. Mais Sabolo s’intéresse surtout aux deux femmes ayant commis l’assassinat : Nathalie Ménigon et Joëlle Aubron.

Pourtant, elle s’avise rapidement de la complexité de l’enquête qu’elle entreprend, en raison du manque de ressources et de la divergence des récits. L’enquêtrice s’égare dans cette mosaïque d’informations et de points de vue tout en cherchant à comprendre l’individu avant le collectif. Mais elle ne s’attendait certainement pas à trouver dans les secrets (de la vie des membres) d’Action Directe un écho à son enfance. Ayant effectivement subi une jeunesse cumulant peur, secret et mensonge, Sabolo dissèque son passé comme une personne jouant à « toucher, deviner ». Elle narre ainsi les différents épisodes de sa vie avec crainte, méfiance et détresse. La corrélation établie entre la clandestinité du parcours d’AD et le traumatisme de son enfance pousse d’ailleurs le lecteur à mettre en examen sa conception de la réalité et de la mémoire collective. Ne peut-on jamais avoir un seul récit objectif de la vérité ? Ou est-ce que notre perception de la réalité n’est qu’une simple projection de nos idées préconçues, qui cause différentes métamorphoses du souvenir chez chacun ? « Nous nous racontons une histoire, puis nous la réécrivons, au fil du temps. Ce spectre fantasque s’appelle la mémoire. Le souvenir est un organisme vivant, un corps autonome, qui s’autogénère. » (p. 85)

Dotée d’un langage fluide et facile, Sabolo est capable d’impliquer le lecteur dans un ouvrage qui ressemble à un journal intime partagé avec un ami. Mais nous ne pouvons que nous arrêter sur l’absence d’une intrigue. Le genre littéraire indiqué sur la première de couverture peut ainsi être mis en question. Il nous semble que ce récit n’est ni un roman, puisqu’il n’y a pas d’intrigue, ni un essai, vu le caractère autobiographique de l’ouvrage. Nous pourrons le considérer donc comme un livre « en-quête » ; l’autrice cherche des réponses qui pourraient sembler pour toujours insaisissables.

Étant donné la longueur relative du livre, cette absence d’intrigue rend parfois la lecture ennuyeuse. De même, le style vire souvent vers l’écriture journalistique, donnant ainsi l’impression au lecteur qu’il est en train de lire un long compte-rendu.

Enfin, il est nécessaire de noter que cet ouvrage comporte un message d’espoir. Malgré ses tourments et ses peines, l’écrivaine a tenté à travers le récit de se découvrir, et a réussi à sortir de cette quête avec la réconciliation et le pardon.

En guise de conclusion, rédiger c’est parler de soi, c’est se dénuder sur le papier pour se juger et essayer de communiquer le monde qui nous habite. Pourtant, ce n’est peut-être qu’en acceptant la dualité de l’existence que Monica Sabolo arriverait à s’accepter et accepter la vie.

Farida Eid

Université d’Alexandrie (Égypte)

Vivre vite

Brigitte Giraud

Éditions Flammarion, 2022 (208 pages)

Mea-culpa

Brigitte Giraud est à la fois romancière, nouvelliste, essayiste, libraire, journaliste, éditrice, traductrice ainsi que critique littéraire française d’origine algérienne. Elle a remporté le prix Goncourt de la nouvelle en 2007 pour son recueil L'amour est très surestimé. De même, Giraud était finaliste du prix Médicis pour Jour de courage en 2019.

Son chef-d’œuvre Vivre Vite, couronné le 3 novembre 2022 par le prix Goncourt, constitue un roman autobiographique. À l’heure de vendre la maison achetée avec son mari il y a plus de vingt ans, la narratrice fait un flash-back pour mettre l’accent sur le sort tragique de Claude et nous entraîne dès lors dans une enquête afin d’analyser les péripéties qui ont mené à sa mort le 22 juin 1999 lors d’un accident de moto dans une des rues de Lyon.

La narratrice détaille en 23 séquences les jours qui ont précédé l’accident de son bien-aimé tout en posant des questions et en imaginant des « si » : si elle n’avait pas vendu leur ancien appartement, si son grand-père ne s’était pas suicidé, si ces incidents n’avaient pas eu lieu, si elle s’était comportée différemment, si elle n’avait pas déployé tous ses efforts afin d’acheter sa maison de rêve, est-ce que Claude aurait survécu à ce terrible accident ? La litanie des “Si" qui jalonnent son roman présente toute une réflexion sur la notion de destin, voire une introspection.

Quand un drame nous arrive, nous nous jugeons, nous nous retournons sur nos pas jusqu'au point de culpabiliser. Il paraît clair que la narratrice est en grand deuil de son mari, ce qui se manifeste par un mélange entre réel et fiction, entre ce qui s'est passé et ce qui aurait pu se passer, ce qui accentue son talent d’écrivaine.

Ce retour en arrière souligne les différentes phases de déni par lesquelles est passée l’auteure. Le temps s’avère lent et cruel. Le refus de reconnaître la réalité met en relief l'amour intense qu'elle éprouvait pour son mari et son incapacité d'oublier les beaux souvenirs communs, gravés dans sa mémoire.

Les questions suivantes nous ont hantée tout au long de la lecture du roman : La romancière a-t-elle pu accepter le destin tragique ? Sera-t-elle capable de vendre la maison qui incarne le souvenir de son mari ? Ou continuera-t-elle à vivre dans le passé ? Tente-t-elle de rendre hommage à son mari en écrivant ce roman ?

Notons que la ville de Lyon est magnifiquement dépeinte dans le roman en question, ce qui suscite l’imagination du lecteur. Giraud met l’accent sur le téléphone portable et la vitesse, des concepts nouveaux qui sont à la fois une aubaine et un fléau.

Chahd Taha

Université d'Alexandrie (Egypte)

Les liens artificiels

Nathan Devers

Éditions Albin Michel, 2022 (336 pages)

“Homminateur” en panne

« Nous ne sommes plus des hommes, mais des nombrils hurleurs. On raconte sa vie, on like et on dislike. On essaie vainement d’attirer l’attention. On s’écoule, comme les autres, dans ce stock incessant. Où toutes nos vanités s’entassent comme des ruines ». Avec cette vérité courte mais percutante, l’écrivain et philosophe de formation, Nathan Devers met en exergue notre monde actuel dans son œuvre Les Liens artificiels. Celle-ci explique, à travers un récit crédible, les dangers d’Internet ainsi que les dérives technologiques tout en s’appuyant sur un concept récent, en vogue, à savoir le métavers.

Le héros du livre, Julien Libérat, est l’un de ces innombrables « nombrils hurleurs » s’efforçant de fuir sa vie décevante et d’attirer l’attention de son entourage. Le roman s’ouvre, en fait, sur le suicide de Julien qui se jette par la fenêtre en se filmant en direct sur les réseaux sociaux. C’est un musicien raté et un amant inabouti ; bref, un être vivant dans un état de perdition et passant, à ses yeux, une vie insignifiante. Dans cet esprit, Julien entre un beau matin, de son plein gré, dans « L’Antimonde », et la majuscule s’impose ici parce qu’il s’agit d’un univers virtuel parallèle à la vie réelle créé par le génie du métavers Adrien Sterner basé sur Google Maps. « L’Antimonde » est le « premier monde virtuel grandeur nature ».

Sous le pseudonyme de Vangel, Julien se construit un avatar et mène une vie parallèle remplie de succès foudroyants. En fait, il était en quête d’une vie plus folle, plus libre, plus riche, et surtout plus paisible. Il gagne frénétiquement de la monnaie virtuelle, voyage sous l’escorte d’un bras fort et écrit une poésie de plus en plus populaire, jusqu’à devenir complètement un véritable accro des écrans.

Tout au long de l’histoire, nous baignons dans une ambiance d’incertitude, et d’anxiété. Cela nous mène à une curiosité inégale suscitant des questionnements réguliers. Le roman est ainsi vertigineux et haletant, les questionnements philosophiques ainsi que le concept de soumission aux écrans imprégnant l’atmosphère.

C’est, en effet, un flash-back, et il faut toujours remonter en arrière pour comprendre les faits relatés puis revenir au récit du protagoniste. Le style de l’auteur est, en général, sobre, parfois même poétique et il use d’un style émouvant.

Il est à noter que l’auteur a déclaré, à plusieurs reprises, avoir l’intention d’écrire une tragédie racontée par ceux qui rient ou une comédie racontée par ceux qui pleurent. C’est donc un roman entre rires et larmes, un livre « triste-drôle » à la fois.

Le roman Les Liens Artificiels de la rentrée littéraire 2022, a pu, enfin, aborder de nombreux sujets notamment l’incommunicabilité des êtres, les problèmes de santé mentale comme la dépression, et il traite surtout de l’addiction aux écrans et aux technologies tentaculaires, qui concrétisent le brouillage entre vie réelle et vie virtuelle sur la toile. En somme, la grande question du roman demeure celle des frontières entre les deux mondes, le réel et le virtuel. Se reflètent-ils ou à l’inverse se distinguent-ils ?

Roussane Achraf

Hana Walid

Université d'Alexandrie (Egypte)

La petite menteuse

Pascale Robert-Diard

Editions L’iconoclaste, 2022 (288 pages)

Une confession domestique

« Je veux être défendue par une femme … »

Dans une petite ville jamais nommée, Lisa, 20 ans, une jeune femme en souffrance, a été violée à l’âge de 15 ans, par un homme venu faire des travaux dans la maison familiale. Elle souhaite que ce soit une femme qui assure sa défense ; ce sera Alice, dont l’échec ouvre la première partie de l’histoire dans un tribunal. Le titre du roman ne laisse pas de place au doute. Le récit nous raconte en effet l’histoire d’une menteuse, petite et confirmée. Pascale Robert-Diard, l’auteure, en est consciente mais ce que le titre ne dit pas, c’est la raison pour laquelle Lisa a menti.

Le roman analyse avec beaucoup de finesse comment Lisa est tombée dans son rôle de victime, un statut à part qui lui permet de retrouver l’amour et le soutien perdus de sa famille. Mais quoi qu’il en soit, comment revenir en arrière ? Comment assumer le mensonge ?

L’histoire donne aussi un éclairage très intéressant sur le rôle de l’avocate choisie, Alice, qui veut défendre une victime : « Je vais défendre la salope, la petite menteuse, oui défendre, ... »

Ces mots qu’elle utilise peuvent nous informer des choses obscures relatives à la vie passée d’Alice, où des cauchemars la poursuivent.

Lisa à la fin avoue la vérité, elle reconnaît qu’elle a menti et que cet homme condamné est innocent, mais Alice aurait presque voulu que cette fille ait été violée : « Aujourd’hui, c’est pire, elle n’avait pas le droit de mentir, parce que ce n’est pas le moment ! »

L’écrivaine exploite à la fois le viol et le mensonge pour pointer du doigt le mal-être adolescent et les nécessités qu’impose la vie à cet âge. Elle ne remet pas en cause la parole des victimes de viol et traite l’angle du mensonge.

De par ses expériences d’être chroniqueuse judicaire, Pascale Robert-Diard connait bien les arcanes de la justice et la loi. Peut-être veut-elle aussi que nous comprenions la réflexion sur les comportements d’une victime et l’exigence d’être à son écoute.

Tandis que la vérité n’est pas toujours celle qu’on imagine, ce roman prouve que tout peut arriver lorsque quelqu’un n’est pas entendu et compris correctement. Il retrace les moments où des problèmes ont lieu au sein de la famille, quand on ne peut plus les éviter.

Pascale Robert-Diard décrit pertinemment une période très instable de la vie d’une fille, pleine de promesses et de dangers. La petite menteuse est une histoire qui est le reflet de notre époque, de notre société, même si encore trop de questions restent sans réponses…

Mohammad Reza Azizi 

Université d'Ispahan (Iran)

Une Somme Humaine

Makenzy Orcel

Éditions Rivages, 2022 (624 pages)

Qui suis-je ?

Dans ses carnets, la narratrice décrit la série de drames qui ont composé son existence, d’une enfance chaotique dans le sud de la France à l’abandon définitif sur les rails du métro. Née dans un petit village plein de rumeurs et de légendes, où elle fait la connaissance, entre autres personnages, de la vieille pharmacienne qui a empoisonné son mari, de l’Enfant Cheval qui galope autour de la place devant l’église, et de l’Odd Prêtre qui vient chercher un cocktail chez elle tous les jours. Mais lorsqu’elle est violée par un oncle, la vérité, occultée par ses géniteurs, a du mal à se faire entendre. Livrée à elle-même, elle développe une idée fixe : arriver à Paris et effacer son passé. Entre université, rencontres et solitude, elle va tenter de se faire une place dans l’épuisante métropole, en devenant d’abord slameuse puis employée de mairie, en explorant les cimetières la nuit, et en écoutant le récit traumatique de son propriétaire rescapé d’Auschwitz ainsi que les plaintes de sa voisine actrice unique en son genre. Tout cela en aimant Orcel, son âme sœur éphémère, ou Makenzy, de loin le pire des hommes.

À travers la vie de cette jeune femme et une juxtaposition de personnages singuliers, Makenzy Orcel prête sa voix à une véritable somme humaine, dans un style inimitablement poétique.

Selon moi, c’est un roman très important qui aborde différentes thématiques de notre vie quotidienne : le viol, le racisme, la perte d’identité, l’immigration, la vie parisienne, l’hypocrisie. Il est écrit avec un style oral qui garde le lecteur en suspens de chapitre en chapitre.

Mohamed Alhyassat

Université de Mutah (Jordanie)

La Petite Menteuse

Pascale Robert-Diard

Editions l’Iconoclaste, 2022 (288 pages)

La fausse réalité

Lisa a 15 ans. C’est une jeune fille qui a une « sale réputation » parmi ses camarades à l’école. Un jour cependant, Lisa change, devient triste et souvent au bord des larmes. Ses professeurs s’inquiètent alors pour elle. En l’interrogant sur les raisons de ce changement, Lisa finit par avouer : un homme l’a violée. Les soupçons se tournent vers un certain Marco Lange, ouvrier venu travailler pour ses parents. Le premier procès le condamnera à 10 ans de prison.

Le père de Lisa lui choisit un avocat pour la défendre, mais elle le remplace par une autre avocate prénommée Alice, parce qu’elle « préférerait qu’une femme la défende ». Alice commence aussitôt son enquête et ses analyses pour tenter de comprendre la situation de Lisa et dévoiler la réalité qui se cache derrière les allégations de cette dernière. Après une longue enquête et plusieurs procès, les événements s’aggravent. Lisa finit par avouer qu’elle a fabriqué l’histoire de toutes pièces et qu’elle n’a pas été violée par Marco, mais que c’était une manière d’attirer l’attention de ses parents qui ne s’occupaient pas d’elle et consacraient leur temps à sa sœur aînée. C’est ici que commence la mission d’Alice dans l’affaire la plus grave de sa carrière : il s’agit de défendre une fausse victime par rapport au viol, mais une vraie victime par rapport à la famille et à la société. Elle doit élucider les raisons pour lesquelles une fille de 15 ans, négligée par sa famille et humiliée par ses camarades à l’école, recourt à un tel mensonge pour reprendre sa place de favorite et gagner la piété des autres.

Je pense que ce n’est pas seulement un roman sur une affaire de viol supposée, ni une simple histoire de mensonge, mais plutôt le récit d’une jeune fille qui se perd dans le dédale de ses propres mensonges et du mépris des autres sans pouvoir en sortir ni changer de cap. Elle vit en effet dans « un tourbillon de mensonges et de vérité ». Ce roman montre que parfois, la victime n’est pas celle que l’on pense, et que la victime peut être elle-même le bourreau.

Toutes les questions soulevées par ce roman rendent sa lecture engageante et amusante. C’est un livre qui interroge, dérange et secoue nos habitudes de pensée. Avec beaucoup d’ingéniosité, l’auteur nous met à la place de ces jurés qui se sont trompés, car, comme eux, nous voulons protéger la fragile petite fille devant nous et envoyer en prison le méchant.

Sahar Waseem

Université de Mutah (Jordanie)

La Petite Menteuse

Pascale Robert-Diard

Editions L’Iconoclaste, 2022 (288 pages)

Mensonge et réalité

À quinze ans, Lisa a accusé Marco Lang, un plâtrier venu travailler chez ses parents, de l’avoir violée. En conséquence, celui-ci est condamné à 10 ans de prison. Mais après avoir été emprisonné pendant trois ans, il entame un procès en appel. Lisa atteint la puberté et demande à une femme de la défendre. Elle contacte Alice, une avocate expérimentée qui ne voit aucune raison de rejeter cette affaire.

Deux de ses professeurs essaient d’aider Lisa après avoir appris ce qui lui est arrivé, mais leur interférence conduit à une spirale qui la piège. Lisa se retrouve bientôt engloutie dans sa propre série de mensonges. « Plus je mens, plus je souffre, et plus je souffre, plus les gens me croient. »

Enfin, Lisa avoue avoir inventé cette histoire pour gagner la sympathie de son entourage et détourner leur attention des scandales qui ont éclaté dans son école, mais elle n’a pas pensé aux conséquences de son acte.

Marco Lange devient ainsi une victime et la vérité est révélée à tout le monde. Quant à l’avocate de Lisa, sa tâche est désormais difficile lorsque le condamné est innocent et que l’innocent s’avère être un menteur.

Selon moi, La petite menteuse est une histoire moderne, où l’écrivaine décrit la vie d’une adolescente avec toutes ses émotions inconnues et violentes. Ce roman représente, pour moi, une interrogation sur les rapports qui existent entre la fiction et la réalité. Même à l’intérieur de la réalité fictionnelle, il existe des fictions qui condamnent des gens et en innocentent d’autres.

Le roman nous rappelle enfin que la justice n’est pas simple et qu’il y a des bons et des méchants, des menteurs et des innocents.

Abdelrahman Al-Hawamleh

Université de Mutah (Jordanie)

Les Liens artificiels

Nathan Devers

Albin Michel, 2022 (336 pages)

Au delà du réel

Ce roman raconte l’histoire de Julien, un musicien raté et solitaire qui n’a pas pu réussir sa carrière. Il est triste et déçu à la suite de sa séparation avec sa copine. Avec la crise de COVID-19, il se retrouve seul et livré à l’ennui entre quatre murs. Pour fuir sa solitude, il se réfugie alors dans le métavers, un univers artificiel, un antimonde de sa vie réelle dans lequel il devient riche, célèbre et réussit à satisfaire ses moindres envies. Puis sa célébrité s’étend au monde réel. Dès lors, tous les médias parlent de lui et effectuent des recherches pour dévoiler sa vraie identité dans la vie réelle. Ce dévoilement porte cependant atteinte au principe de l’anonymat de la société du Métavers. Conscients de ce danger, les créateurs de ce monde virtuel décident d’éliminer l’avatar de Julien et de l’exclure définitivement de l’antimonde. De retour à la réalité amère dont Julien souffre avant son inscription à l’antimonde, il décide de mettre fin à sa vie en se défenestrant.

C’est ainsi que Les liens artificiels commencent par la mort de Julien après avoir vécu une vie drôle et ratée qui correspond à notre vie actuelle. Ce roman met en effet en lumière les problèmes actuels de la vie quotidienne, avec le développement de la technologie et la création des univers virtuels où les jeunes gens fuient la réalité pour se réfugier dans un monde irréel. Là, ils trouvent de quoi nourrir leurs égos et peuvent enfin satisfaire leurs ambitions, loin d’un monde frustrant.

Certains considèrent ce roman comme plein de comique et d’ironie, mais pour moi, il représente la tragédie même de notre génération, la fin de nos rêves et de nos inspirations ainsi que la destruction des ressorts de notre propre identité.

J’ai été profondément touchée par la lecture de ce roman, avec son style simple et attractif, et la nouveauté des idées que l’écrivain expose pour faire parler la réalité que nous vivons sans rendre compte des dangers sous-jacents qui menacent notre identité, notre humanité et notre existence même.

Ruaa AL-ETAIWI

Université de Mutah (Jordanie)

 

Le cœur ne cède pas       

Grégoire Bouillier                                                                                        

Éditions Flammarion, 2022 (912 pages)

      

Elles et l’auteur

 

 « De l’autre, nous ne savons rien et nous ne pouvons rien savoir ; et pourtant, nous savons tout de lui. Nous en savons autant que sur nous-mêmes. » Ce n’est que 35 ans après la mort de Marcel Pichon, qui s’était suicidée en se laissant mourir de faim dans son appartement, que le hasard rejoint l’histoire de l’auteur. Ce dernier ne se contente d’ailleurs pas uniquement de s’informer sur ce fait divers, il partage aussi le parcours psychologique de la jeune femme en le retraçant. Il écrit alors un livre à travers lequel il cherche à comprendre comment elle en est arrivée là et ce qui le lie ou non à elle.

Grégoire Bouillier écoute cette histoire à la radio et ne l’oublie plus jamais. Lorsqu’un fait divers ne vous quitte jamais l’esprit, que vous vous sentez proche de ce qui s’est passé, il est alors normal de vouloir en parler.  Or, en 2018, le hasard le met sur la piste de cette femme. Il veut alors savoir qui elle était. Pourquoi avoir écrit son agonie ? Comment un être humain peut-il s’infliger ou infliger au monde une telle épreuve ?

En se transformant en détective, l’auteur se lance dans une folle enquête obsessionnelle afin de reconstituer la vie de Marcelle Pichon, avec l’aide de son assistante Penny. À partir des archives, de l’arbre généalogique des Pichon, de ses mariages et de sa carrière de mannequin dans les années 50, l’auteur s’embarque pour un grand voyage dans le temps et l’espace. Il fait d’ailleurs des découvertes stupéfiantes et finit par innocenter Marcelle. Car il déclare en effet que ce n’était pas un suicide mais plutôt un meurtre : Marcelle était victime de son double maléfique, de son autre personnalité, Florence. En fait, Florence n’est autre que le nom d’artiste de Marcelle et lorsque cette dernière l’a empêchée de se libérer et d’atteindre ses rêves, Florence a voulu se venger et la tuer.

L’auteur se sent réellement proche de Marcelle Pichon et semble avoir une certaine connexion avec elle. Ce lien est puissant à un tel point qu’au fil des recherches concernant la vie de Marcelle Pichon, il commence à douter de sa propre identité. Il établit de nombreux parallèles entre la vie personnelle de cette femme et la sienne, entre la famille Pichon et sa propre famille. Il va jusqu’à effectuer un test ADN afin d’être sûr qu’il est bien le fils de son père.

Par-delà la recherche biographique, la crise identitaire devient l’un des thèmes principaux du roman. L’auteur explore la double personnalité de l’ancienne mannequin de Jacques Fath mais aussi ses propres doutes. L’histoire concerne, d’un côté, Marcelle Pichon qui n’arrive plus à préserver sa stabilité personnelle et d’un autre côté l’auteur qui ne sait plus qui il est à un certain moment et se sent devenir fou. Or ce thème universel ne peut que passionner les lecteurs. De plus, le style d'écriture rend ce roman très captivant, vu qu’il s’apparente au genre policier et qu'à la fin le mystère ne tourne pas autour de Marcelle Pichon uniquement mais autour de l'auteur lui-même.

 

Tatiana EL-HACHEM

 Université Saint Joseph de Beyrouth (Liban)


Le cœur ne cède pas

Grégoire Bouillier

Éditions Flammarion, 2022 (912 pages)

Crime ou suicide ?

« Je tremblais, je souriais ». Ce parallélisme qu’utilise Grégoire Bouillier pour clôturer son roman policier subjuguant par son réalisme, illustre bien l’esprit du livre. Un chef d’œuvre littéraire qui part du général pour aboutir à l’individuel, du désir d’éclaircir le mystère de Marcelle Pichon à la recherche de sa propre identité. Quand les parallèles se rencontrent et que les fils de l’enquête mènent l’auteur à s’élucider lui-même, on ne peut qu’être tenté d’explorer la suite de cette histoire à double protagoniste.

Lorsque le destin et le hasard convergent pour s’emparer de ton esprit en te rappelant d’un fait divers entendu à la radio il y a 35 ans, lorsque la férocité d’un suicide te terrifie encore aujourd’hui et que sa laideur dépassant la logique humaine t’interpelle, il n’y a sans doute aucune place pour l’oubli. « Jeudi, 24e jour. La langue comme un escargot », phrase tirée du journal d’agonie qu’a écrit une femme de 64 ans (Marcelle Pichon), tandis qu’elle se laissait mourir de faim chez elle pendant 45 jours, et que l’auteur n’a jamais pu oublier.

C’est en effet dans un petit appartement de la rue Championnet, Paris 18e, durant les années quatre-vingt-dix, que se déroule la tragédie de cette femme. Là où sa mort donne naissance à l’envie insatiable de l’auteur de reconstituer son histoire en menant une enquête vertigineuse. Afin de résoudre ce mystère, G. Bouillier use pleinement de son imagination pour voyager dans l’espace et le temps et crée une agence d’investigations au sein de laquelle officie le détective Baltimore et sa fidèle assistante Penny. Il met en exergue les points faibles de la vie de Marcelle Pichon : abandonnée par sa mère, femme de chambre, à un très jeune âge, elle vit avec son père dans la misère et la famine. Sa vie est un calvaire dur à porter et l’auteur nous transmet son craquèlement en exposant l’écœurante réalité de son existence. Malgré le succès phénoménal qu’elle connait dans les années cinquante à la faveur de son métier de mannequin, Marcelle semble constamment malheureuse et seule, comme si son bonheur manquait de sens. En vérité, cette agonie toujours ressentie est due aux violences auxquelles elle a résisté tout au long de ces deux mariages dépourvus d’amour qui, tous deux, finissent par un divorce.

Le paradoxe définissant le personnage même de Marcelle Pichon éveille chez le lecteur des jugements et des sensations contradictoires. Tantôt c’est une femme valeureuse qui excelle dans son domaine, tantôt c’est la petite fille qui ne peut guérir de son passé traumatique. Car Marcelle est en quelque sorte le prototype de la femme adulte qui ne désespère pas que l’amour frappe un jour à sa porte... cette porte où personne ne sonne. C’est un roman vibrant voire émouvant

par son réalisme. Sans s’embarrasser de circonlocutions, l’auteur scrute avec subtilité intellectuelle l’histoire de ce mannequin en menant une enquête qui le conduit à la fin à s’interroger sur sa propre biographie.

Le cœur ne cède pas rend absolument grâce au pouvoir de la littérature. Ayant toujours pour but d’innover dans l’art littéraire, G. Bouillier enquête sur ce fait divers non pour savoir qui est Marcelle Pichon mais pour comprendre son désir dément d’écrire sur elle. Ne manquant aucun angle ou piste d’attaque, il remonte ainsi l’arbre généalogique de la famille Pichon, retrouve les coupures de presse, les archives et autres documents, enquête sur son personnage en analysant sa personnalité et son caractère de manière lucide et en essayant de trouver des réponses à ses interrogations qui ne cessent de se multiplier.

Fort d’un style poétiquement oral, l’auteur rehausse la qualité de ses écrits par l’emploi de dialogues et d’images qui animent l’enquête policière. Le roman se charge ainsi de déterrer la vérité, de sortir de l’obscurité une histoire escamotée ou peut-être oubliée pour finalement assouvir ce désir avide de G. Bouillier.

Le thème du mystère mis de côté, le suicide parait aussi féroce qu’abstrus. Ce que Marcelle a vécu laisse incontestablement des plaies qui, pour elle, ne cicatriseront que par la mort. Mais comment peut-on s’infliger une telle punition ? Pourquoi cette femme s’est-elle suicidée en se laissant mourir de faim ? Écrire au moment de mourir : est-ce la vie ou la mort qui écrit ? Ses questions ne s’éclaircissent qu’au fil du roman.

Tous ces éléments se retrouvent dans l’œuvre : ils sont comme des fils d’une immense pelote de laine que l’auteur essaie de démêler pour en faire un livre. Ces fils semblables au fil qu’Ariane déroule pour nous mener au Minotaure finissent par nous dévoiler le véritable monstre de l’histoire.

Le cœur ne cède pas est un immense pavé qui mérite d’être lu. Ingénieux et original, ce livre invite son lecteur à embarquer vers une odyssée inhabituelle.

Mary Hanna

Université Saint-Joseph de Beyrouth (Liban)


Le cœur ne cède pas

Grégoire Bouillier

Éditions Flammarion, 2022 (912 pages)

Ecrire pour rétablir la vérité

Elle a perdu la vie. Mais de quelle horrible manière… En quarante-cinq jours elle s’est laissée mourir de faim chez elle, en tenant le journal de son agonie, notant de façon clinique la détérioration de son corps et les effets de la privation de la nourriture. Dans Le cœur ne cède pas, Grégoire Bouillier enquête sur l’histoire de cette femme dont le cadavre n’a été retrouvé que dix mois après sa mort.

« Marcelle Pichon » ou « Florence » de son nom de mannequin, s'est laissé mourir de faim chez elle pendant quarante-cinq jours en tenant le journal de son agonie, notant la façon avec laquelle elle a détruit son corps et les effets de la privation de nourriture. Durant cette agonie, elle a noté tous les détails. Quarante-cinq jours interminables avant de mourir, durant lesquels « Le cœur ne cède pas ». Cette femme intrigue l’auteur, le fascine. Assurément, le fait de se laisser mourir de faim, pendant quarante-cinq jours, seule dans sa chambre, tout en écrivant son agonie, intrigue, par la conscience de son acte. Son personnage pousse aussi le lecteur à vouloir en savoir plus.

Marcelle Pichon est née le 3 février 1921 à Paris. Son enfance fut assez perturbée. Son père, Charles Marcel Albert Pichon, était coiffeur, et sa mère, Eugénie Landré, était femme de chambre. Elle fut élevée par son père seul. Les Pichon ont souffert de la pauvreté, durant l’enfance de Marcelle. Elle s’est mariée et a divorcé deux fois. Une première fois avec Victor Pierre Marius Baisse et une deuxième fois, avec Anouar Moualhi, dont elle se sépare aussi. Elle a deux enfants, Pierre et José. Sa vie de mannequin débute alors qu’elle suit les cours de l’Académie scientifique de beauté pour devenir esthéticienne. Elle est alors engagée chez Jacques Fath et devient une vedette dans les années 50, où elle prend pour « nom d’artiste » Florence.

« C’est à l’écrit qu’elle s’en remet car seul l’écrit permet de dire la vérité » : ce constat permet au lecteur de reconnaître l’importance de l’écriture qui plonge dans les profondeurs de la personne. L’écriture est en effet la réalité cachée de la personne. Le fait que Marcelle Pichon durant son agonie, prenne la plume, laisse imaginer le courage, la terreur, et l’incertitude de sa situation, car qui peut écrire un journal pendant les derniers jours de sa vie ?

« Bien sûr que Marcelle aurait aimé être "quelqu’un d’autre" ».

Puisqu’elle n’avait jamais pu être elle-même. Toujours elle avait été une autre » : voilà une citation à méditer. Il faut effectivement avoir le courage d’être soi-même et d’enlever le masque devant la société. La majorité des personnes dans le monde ressemblent à Marcelle Pichon, cachées derrières leurs masques, n’ayant pas le courage de l’enlever et vivant dans une forme d’agonie. Les gens essayent tant bien que mal de s’adapter à une société très exigeante.

« Quand on a vu de quoi les hommes sont capables, on ne peut plus croire en eux ni en Dieu ni en l’humanité ni en rien. On est seul. On ne peut compter que sur soi ». Cette citation ouvre

les yeux sur la dépression du personnage et le drame de la solitude. On ne se sent plus capable de rien, surtout quand l’espoir se perd. Marcelle a tout perdu.

L’auteur établit directement le lien avec Florence, le double de Marcelle, son autre personnalité. Il conclut que depuis le début c’était Florence qui ruinait l’identité de Marcelle, la détournant à son profit, tel un double maléfique. Toute sa vie, elle aura interdit à Marcelle d’exister. C’est aussi à travers Baltimore, un autre personnage qu’il s’est créé et qui joue le rôle du détective, que l’auteur est présent dans son texte.

À travers ce roman, l’auteur finira par enquêter sur lui-même, afin de faire la part de ce qui appartenait à Marcelle Pichon et de ce qui lui appartenait à lui. Les livres servent aussi à s’élucider soi-même, même si ce n’est pas le but au départ, mais à travers l’écriture, la personne devient capable de mieux se connaître. D’une certaine manière, l’auteur utilise l’écriture, la sienne et celle de Marcelle, pour se découvrir lui-même.

Tamara Hayek

Université Saint-Joseph de Beyrouth (Liban)


Les Presque Sœurs

Cloé Korman

Éditions du Seuil, 2022 (256 pages)

Les Petites Militantes

Contrairement à ce que le titre suggère, Les Presque Sœurs n’est guère un récit de souvenirs d’enfance ni une histoire d’aventures plaisante. Dans ce roman d’investigation à portée historique, Cloé Korman dépeint le passé de ses trois cousines par devoir de mémoire.

« Certaines histoires sont comme des forêts, le but est d’en sortir. D’autres peuvent servir à atteindre des îles, des ailleurs. Qu’elles soient barques ou forêts, elles sont faites du même bois. Je ne sais pas de quelle sorte est celle qui commence ici. ». Avec ces phrases captivantes débute Les Presque Sœurs de Cloé Korman, une introduction qui installe le suspense dès la première page. Loin de toute fiction, l’histoire du roman se trame autour d’événements authentiques qui renvoient à la réalité macabre de la France lors de la Seconde Guerre mondiale. Tout en narrant l’histoire de ses cousines paternelles, l’écrivaine révèle les crimes inhumains et les injustices commises à l’égard de la communauté juive et plus précisément envers les enfants.

Guerre, mort, persécutions et rafle d’enfants : un vocabulaire qui résume le contenu tragique des Presque Sœurs, le roman de Cloé Korman qui relate l’histoire de deux trios de filles âgées de trois à treize ans vouées aux embûches, forcées à se défendre contre les absurdités de la vie. Mireille, Jacqueline, Henriette Korman, en plus des trois fillettes Kaminsky (Andrée, Rose et Jeanne), forment le groupe des héroïnes dont la seule faute est d’être nées juives. Suite à l’arrestation de leurs parents, les petites Korman séjournent chez une femme non juive, Mme Mourgue, à Montargis avant d’être déportées à Beaune-la-Rolande puis envoyées de nouveau dans un foyer à Saint-Mandé.

L’écrivaine va retracer à travers le roman l’itinéraire de ces faibles créatures qui se déplacent entre camps d’internement, orphelinats et maisons d’accueil, supportant silencieusement la perte de leurs parents. Portant le deuil dès leur plus jeune âge, les fillettes Korman et Kaminsky font preuve d’un courage sans pareil, avec leur pureté d’enfants. Elles vont s’entraider et veiller l’une sur l’autre dans le but d’échapper au labyrinthe de l’oppression dans lequel elles ont été emprisonnées.

Avec sa sœur Esther, et à la manière d’un détective, l’écrivaine s’adonne à une documentation minutieuse et bien détaillée. Elle enquête et rassemble les documents afin de concrétiser les faits relatés dans le roman. Elle suit le cheminement des fillettes en revisitant les lieux qu’elles ont fréquentés : « Montrer les lieux c’est montrer que les choses ont eu lieu. C’est donner du concret et permettre que les représentations se précisent » affirme Koman qui va alterner dans son récit passé et présent pour emporter et faire osciller le lecteur entre deux temporalités complexes.

« Le berceau n’est pas dans la maison de ses parents mais dans une autre, où on l’a placée. Le visage qui se penche sur elle n’est pas celui de sa mère. Trois autres petites filles

sont avec elles, dans cette maison qui n’est pas la leur. Leurs parents aussi sont absents. » Tel est le quotidien des enfants juifs dans la France de Vichy, ces enfants qui sont destinés à la séparation et à l’abandon, à une vie manipulée et contrôlée par « les administrateurs du génocide », victimes d’un sort brutal et d’un régime impitoyable. Dans Les Presque Sœurs, l’autrice rappelle sans embellissements le statut des enfants juifs lors de la Seconde Guerre mondiale en France. Cri de révolte contre le non-sens qui régnait dans la France de Vichy, ce roman parle de l’innocence violée, de l’enfance massacrée et des consciences aveuglées par l’intolérance et la haine.

Zeina Salma

Université Saint-Joseph de Beyrouth (Liban)


Les Presque Sœurs

Cloé Korman

Éditions du Seuil, 2022 (256 pages)

Y aurait-il toujours des cris de chérubins lancés d’outre-tombe appelant à la miséricorde humaine ?

L’œuvre la plus récente de Cloé Korman prend la forme d’une autobiographie exceptionnelle où elle se borne à n’être qu’un simple témoin, une détective qui reconstruit les pièces d’un puzzle authentique, afin de raviver le souvenir de ses trois cousines mortes durant la dernière rafle de 1943.

Née à Paris en 1983 dans une famille juive, Cloé Korman brave les limites en déployant son génie littéraire et se fait une double carrière, à la fois d’écrivaine contemporaine et de professeure de français. Dévouée à ses deux fonctions, elle ne tarde pas à se réserver une place privilégiée au rang des grands écrivains de notre époque. Sa plume se démarque surtout par des fragments réalistes incorporés à l’imagination narrative. Elle a souvent tendance à faire écho au judaïsme, qui semble lui être un trait d’identité essentiel, une flamme allumant sa rage et l’incitant à réclamer justice pour ses semblables. Ses ouvrages, reflétant sa belle éloquence, n’ont d’ailleurs pas manqué de lui procurer des prix majeurs qui ont étoffé sa renommée : en 2010, elle a honorablement conquis le Prix du Livre Inter et le Prix Valery-Larbaud pour sa première œuvre, Les Hommes-Couleurs.

En 2022, son roman Les Presque Sœurs, paru le 19 août, s’engage dans la seconde sélection du Goncourt de l’Orient. Il s’agit de l’histoire de six jeunes filles de deux familles différentes qui ont partagé les horreurs de la Seconde Guerre mondiale en France lors de l’occupation allemande visant l’extermination des Juifs. Sympathisant dans le désarroi, écrasées sous l’oppression, leur lien d’amitié est devenu « presque » un lien de sang. C’est aussi un récit à chronologie complexe qui vacille entre le temps du déroulement de l’intrigue (1942-1943) et celui de sa découverte graduelle (2019-2021), mis en parallèles au cours des chapitres. La chronologie accorde à l’ouvrage sa singularité par une composition romanesque admirablement structurée, digne de Cloé Korman. L’écrivaine, soixante-dix ans plus tard, poursuit l’enquête en se basant sur des photographies, des lettres, des visites et des bribes de récits rapportés par quelques témoins. Les survivants interrogés nous semblent des épaves, bercés par le flux de la vie en même temps qu’ils succombent au naufrage imminent de la guerre.

Au fur et à mesure du roman, ce tableau déplorable commence à prendre forme et à révéler ses recoins tragiques parsemés d’étincelles d’espoir. L’histoire débute par l’arrestation des trois jeunes cousines Korman : la Gestapo s’étant montrée à leur porte, elles s’habillent, prennent leurs valises et obéissent sans objection. Leur destin est tracé d’avance, leur mort est certaine. Toutefois, ce sont les circonstances flagrantes qui déclenchent l’ahurissement du lecteur. Guettant un appui, elles le trouveront auprès des trois filles Kaminsky, emprisonnées avec elles :

« Elles se désignent comme "presque sœurs" – mot que je retrouve sous la plume, dans la bouche des survivantes, et qui date de la nuit en prison ».

L’ainée des six se fera mère de ces cinq « presque sœurs » à treize ans : dans la bassesse de la guerre, l’enfance n’a plus de lieu où trouver la joie. Les filles vont être transportées de place en place, en un itinéraire tortueux raconté dans les plus infimes détails, traduisant ainsi un souci de réalisme abordé avec une souplesse exquise. Au fil du récit, notre écrivaine ne manque pas de brosser le portrait d’autres victimes juives dont les unes jouent un rôle majeur alors que d’autres se contentent de serrer le cœur du lecteur par leur passage bref. Inséparables, « les presque sœurs » s’amalgament et on a l’impression qu’il ne s’agit plus que d’une unique enfant : « La nuit, elles sont six allongées sur la même planche, dans la paille ». Vers la fin de la guerre, à la Libération, on se regorge d’espérance. Le lecteur, sachant le destin morbide des filles Korman, ne peut s’empêcher cependant d’espérer leur survie, après s’être attaché à leur innocence enfantine teintée du sang haineux de l’humanité. C’est là qu’éclate l’intrigue dans une série de péripéties qui s’enchainent furieusement et s’entrecroisent : des tentatives de fuites, des assassinats, des rafles… Bref, tout un chaos à travers lequel Korman met en exergue le racisme d’un gouvernement hypocrite et l’injustice de la guerre ; un sujet lourd contredisant le titre assez élémentaire de l’ouvrage : « Ça veut dire quoi, de devenir une personne qu’on place, qu’on maintient enfermée, qu’on déplace et qu’on sépare des siens sans plus aucune justification, sans qu’aucun contrôle ne soit exercé, d’aucune espèce d’autorité, sur ces divers mouvements ? ».

En définitive, victimes du racisme du siècle, les filles mortes pendant la guerre n’ont pas de voix, mais elles ont une plume, celle de l’ingénieuse Cloé Korman. Sous son talent, leur souvenir est éternisé dans la pensée de chaque lecteur et le roman s’avère une couronne de fleurs blanches sur leurs tombes.

Joanne TARTAK

Université Libanaise, section 3 (Liban)

Vivre vite

Brigitte Giraud

Flammarion, 2022 (208 pages)

Un deuil inévitable rompu par des suppositions apathiques

« Je reviens sur la litanie de "si" qui m’a obsédé pendant toutes ces années.

Et qui a fait de mon existence une réalité au conditionnel passé ».

« Vivre vite » évoque le désespoir de la narratrice suite à la mort de son mari dans un accident de moto. C’est par l’écriture de ce roman que la narratrice va justement essayer de ="vivre9" trouver une réponse convaincante à ses doutes accablants. Car même vingt ans après sa perte, elle n’a pas pu apaiser sa douleur. Alors, comme en une réconciliation avec son passé, elle va reconquérir celui-ci pour résoudre l’énigme cachée.

Lyonnaise, native de Sidi Bel Abbès en Algérie, Brigitte Giraud, âgée de 60 ans, a écrit une dizaine de livres, romans, essais et nouvelles lesquels ont tous obtenu au moins un succès d'estime et une récompense littéraire... dont le Goncourt de la nouvelle en 2007 pour le recueil L'amour est très surestimé. Récemment, elle a obtenu le Goncourt en 2022 pour son roman Vivre vite où l'autrice s'inspire du drame de sa vie. Après avoir publié en 2001 un premier livre, elle revient 20 ans plus tard avec Vivre vite, considéré comme une tentative de comprendre le mécanisme qui a mené à cet accident.

Brigitte Giraud relate ses propres souvenirs, sa vie paisible depuis 20 ans avec son mari Claude Giraud, et son fils Théo âgé de 7 ans, avant l’évènement déclencheur qui va perturber l’état des choses. C’est après leur déménagement, et dès l’arrivée dans leur nouvelle maison que le mari va décéder. Dans une quête intime, Brigitte Giraud va égrener par réminiscence tous les faits qui ont eu lieu et qui eussent pu changer la face du destin si au moins l’un d’eux n’était pas advenu. Elle revient sur tout ce qui s’est passé avant, tout le contexte familial, personnel, social, tout ce qui a pu amener à cet accident. Mais le mystère concernant l’accident demeure entier, puisque le rapport de police indique que l’accident n’a pas de causes connues. Dès lors, afin de bannir l’idée de la fatalité, elle va revivre ces instants en analysant les phénomènes dans leur dépendance les uns des autres. En effet, ce livre est une façon de mener une enquête très large sur l’existence, dans la mesure où celle-ci se fonde souvent sur des hypothèses anaphoriques qui interrogent aussi notre rapport au destin. Giraud va donc essayer de comprendre comment et pourquoi l’accident est arrivé. C’est une tentation de comprendre l’incompréhensible, tout en évoquant les micro-évènements qui vont conduire à la mort de Claude.

Le roman est formé de 23 chapitres dont les titres débutent par un « si » suivi d’une proposition, introduisant ainsi une supposition qui va être développée dans la suite du chapitre. « ... Si les accords de libre-échange entre le Japon et l’Union européenne n’avaient pas été signés. S’il n’avait pas fait si beau. Si Denis R. n’avait pas ramené la 2CV à son père. Si le feu n’était pas passé au rouge. Pas, pas, pas, pas, pas, pas, pas… ». Elle rapporte en détails tout ce qui s’est déroulé :

les jours, les semaines, les dates, les mois avant l’accident. C’est un tas d’évènements qui se sont tous déroulés d’une façon désordonnée : à commencer par cette maison à rénover pour laquelle Brigitte a eu un coup de cœur et l’a immédiatement achetée alors que tous disaient qu’il ne fallait pas le faire. La maison est alors au cœur de ce qui a provoqué l’accident. L'écrivaine évoque ce qu'il aurait fallu faire à la place de ces décisions qu'elle va regretter 20 ans plus tard. Dans le cœur de la pauvre Brigitte, un tas d’interrogations restent sans réponses. Et elle ne croit pas que son mari est mort par hasard, accusant dès lors les micro-évènements d’être les agents de la mort, évoquant toutes les coïncidences possibles, tous les signes imaginables dans les faits et les dates ...Pour elle, si chaque évènement n’avait pas eu lieu, l’on aurait pu éviter cette mort tragique. Accuser quelqu’un ou quelque chose devient pour elle une nécessité afin de se déculpabiliser et de se réconcilier avec elle-même. En effet Brigitte va montrer comment l’irruption d’un élément banal suffit pour que l’existence prenne un autre tour.

En fait, c'est un livre très émouvant, écrit avec une tristesse qui demeure pesante malgré toutes ces années. Dans une formidable introspection et un terrible retour en arrière, la narratrice tente de neutraliser le venin qui empoisonne sa vie. Elle essaie d’exorciser le drame et de se réconcilier avec le passé. Revivre le passé devient pour elle une sorte de défoulement afin d’atteindre un état de tranquillité psychique.

Tout au long du roman, l’émotion déborde à chaque page, le ton est calme et implacable, l’écriture limpide, belle, forte et prenante. Par cette œuvre, l’écrivaine dépasse son histoire personnelle pour évoquer de manière plus générale le drame de la perte des êtres chers.

Vivre vite est un roman palpitant et émouvant, mettant à nu les sentiments d’une âme naufragée par la mort de l’amour de sa vie, mêlant à la fois peinture de l’âme humaine et introspection. Ce livre a permis à Brigitte Giraud de se forger une place aussi bien en tant que romancière que psychologue.

Rémie Farah

Université Libanaise, section 3 (Liban)

Le Mage du Kremlin

Giuliano da Empoli

Editions Gallimard, 2022 (288 pages)

La main de fer

Le Mage du Kremlin est un roman politique écrit par Guilliano Da Empoli, essayiste et directeur général d’un club de réflexion italien. Il est aussi politologue, enseignant à Sciences Po Paris. Et est surtout l’auteur du Mage de Kremlin. Publié chez Gallimard le 21 mars 2022, le livre a été sur la liste des Prix consacrant un premier roman. L’auteur y décrit le cheminement mental, psychologique et idéologique de Poutine à travers tous les hommes qui l’entourent et en arrive à comprendre ce qui est en train de se passer aujourd’hui, c’est-à-dire la guerre en Ukraine.

C’est notamment à travers le narrateur qui se rend chez Baranov – un des conseillers de Poutine – que nous allons suivre les luttes du pouvoir et ce qui se trame dans les coulisses du Kremlin. Poutine est le personnage-clé dans le premier tiers du livre. L’œuvre revient en particulier sur les circonstances de l’accession au pouvoir de Vladimir Poutine dans les années 80, et sur la manière dont il a imposé son pouvoir en devenant très vite l’homme de la situation.

Le roman joue sur les antipodes : s’il met en lumière les personnes qui entourent Poutine et les membres de sa famille, il passe par contre sous silence le personnage-héros : ses pensées, sa conception des choses, sa motivation qui restent tout au long du roman assez floues. Il semble que le narrateur se laisse emporter par les événements. Ainsi nous suivons l’ascension du maître du Kremlin, influencé par l’idée d’empire et le goût de la guerre, se proclamant sauveur de la fierté russe et reconquérant de la dignité perdue selon les dires de Baranov : « Notre génération avait assisté à l’humiliation des pères. Des gens sérieux, consciencieux qui avaient travaillé dur toute leur vie et qui s’étaient retrouvés, les dernières années, perdus comme un Aborigène australien qui essaye de traverser l’autoroute ». Alors l’auteur nous plonge au cœur du pouvoir russe et en même temps nous fait découvrir ce que les Russes ont vécu après la chute du communisme, avec l’arrivée d’un capitalisme féroce et les désillusions qui ont suivi, comme en témoigne le narrateur : « Peut-être que l’imitation forcenée de l’Occident dans laquelle nous nous étions lancés à la fin des années 80 n’était pas la bonne voie. Peut-être le moment était-il arrivé de prendre un autre chemin ». C’est justement ce chemin que le narrateur nous invite à remonter. Baranov, personnage attachant, finit par se perdre dans les dédales de ce système sombre et cynique.

Soucieux de donner une image grandiose de la Russie, en commençant par la guerre de Tchétchénie pour arriver à celle d’Ukraine en passant par les Jeux Olympiques de Sotchi, l’écrivain par sa plume efficace a pu dresser en parallèle l’histoire d’un héros national qui a voulu redonner à la Russie toute sa gloire. Et si un incident insolite comme la découverte de la poupée dans les décombres vient à être glissé dans le récit, ce n’est que pour donner davantage de profondeur humaine au personnage principal.

Reste à dire que c’est l’un des meilleurs livres politiques de la sélection.

Jebril Taleb

Université Libanaise, section 3 (Liban)

La Petite menteuse

Pascale Robert-Diard

Éditions L’iconoclaste, 2022 (288 pages)

Une bourde noire

“Marco Lange est innocent, j'ai inventé une histoire parce que j'allais mal au collège. Je ne pensais pas à toutes les conséquences que ça aurait, je suis prête à m'expliquer devant la justice. Je demande pardon à Marco Lange et à tous les autres qui m’ont crue” : voici les propos prononcés par la protagoniste de La Petite menteuse de Pascale Robert-Diard.

Pascale Robert-Diard est une journaliste et écrivaine française née en 1961. À l’origine journaliste politique dans le journal Le Monde, elle est depuis 2002 chroniqueuse judiciaire. Ses chroniques, très lues dans le milieu judiciaire, sont écrites dans un style littéraire faisant une grande place à la psychologie. Elle est également l’auteure de plusieurs ouvrages tels que La part du juge, publié en 2017, Jour de crime paru en 2018, et tout récemment, La Petite menteuse.

Lisa Charvet a menti lorsqu’elle a affirmé qu’elle avait été violée à l’âge de quinze ans par Marco Lange, un ouvrier venu faire des travaux chez ses parents.

En première instance, Marco a été condamné à dix ans de prison. Le procès en appel doit avoir lieu, Lisa est maintenant majeure, elle a vingt ans. Elle décide de changer son avocat car elle préfère être “défendue par une femme”. Elle avoue alors tout à sa nouvelle avocate, Alice Keridreux.

C’est à travers cette avocate qui exerce son métier avec finesse et passion que nous découvrons l’histoire de Lisa. Ce nouveau procès n’est facile pour aucune des deux protagonistes. Il ne faut pas moins de courage à Lisa pour s’arracher du rôle de victime et réparer sa faute, qu’à l’avocate Alice pour défendre quelqu’un qui vient de dire : “j’ai accusé un innocent”. C’est une mission peu ordinaire qui lui revient quand le condamné est innocent et l’innocente est menteuse.

Dans ce roman, nous assistons à un échange de rôles entre la victime et le bourreau, et si nous sommes effarés par le mensonge de Lisa et ses conséquences, nous pouvons toutefois le comprendre au fur et à mesure que la trame du récit progresse. En effet, la vie de Lisa n’a pas été toute rose. Elle se sent mal dans sa famille où les parents sont divorcés. Elle grandit dans l’ombre d’une sœur aînée qui réussit tout et qui accapare toute l’admiration de ses parents. Elle avait ainsi besoin de capter l’attention de ses parents, voulant uniquement se sentir aimée.

Chroniqueuse judiciaire, Pascale Robert-Diard maîtrise bien son sujet. Son écriture est précise, elle connaît tout du fonctionnement de la justice. Elle signe ici un roman d'une grande intensité où elle n’hésite point à aborder les failles inhérentes au système judiciaire, un système où l’on a tendance à croire une menteuse du fait qu’elle a vécu une adolescence calme, sans incidents et à accuser un innocent ayant tout du coupable idéal. Le roman nous amène alors à une interrogation subtile sur la parole des victimes.

L’auteure ausculte les tréfonds de la nature humaine à travers les différents personnages : Alice, Lisa, ses parents, les témoins (amis et professeurs) et les jurés. Plongeant dans la psyché de chaque personnage, elle initie une véritable réflexion sur la parole de la victime et sur nos convictions. Elle se focalise sur le métier d’avocat et nous fait pénétrer de manière saisissante dans le grand théâtre des prétoires qu’elle connaît très bien. Pascale Robert-Diard fait ainsi naviguer le lecteur entre procès-verbal, plaidoyer, narration et portraits psychologiques des personnages. Elle réussit avec brio à nous plonger dans les tergiversations mentales d’Alice, cette justicière qui, pesant le pour et le contre, décide de soutenir Lisa, la « petite menteuse ».

La colonne vertébrale de ce roman n’est autre que le mensonge, ses conséquences, son impact et les raisons qui en sont à l’origine.

C’est un roman passionnant et intelligent qui force à réfléchir. L’efficacité narrative est remarquable. L’auteur fait profiter les lecteurs de ses connaissances judiciaires sans affecter le rythme du récit. Ce dernier est agréable, la plume en est alerte, fluide et concise et une fois la lecture entamée, le lecteur ne s'arrêtera qu’à la fin.

Ola Zein Maksoud

Université Libanaise, section 3 (Liban)

Les Presque Sœurs

Cloé Korman

Éditions du Seuil, 2022 (256 pages)

La force des enfants

Cloé Korman est née en 1983 à Paris. Son premier roman, Les Hommes-couleurs (Seuil, 2010), remporte le prix Inter du livre et le prix Valéry-Larbaud. En 2013, elle publie, toujours aux éditions Seuil, Les Saisons de Louveplaine, puis Midi en 2018, et Tu ressembles à une juive en 2020.

Les Presque Sœurs, un roman de 251 pages, situe les événements entre1942 et 1944 et raconte l’histoire des milliers d'enfants juifs qui, enlevés par le gouvernement de Vichy, sont rendus orphelins par la déportation de leurs parents. C'est l'histoire des traces concrètes de Vichy dans la France d'aujourd'hui. Mais aussi celle du génie de l'enfance, du tremblement des possibles et des formes de révolte. Les Presque sœurs est un roman touchant et drôle à la fois qui relate le destin de cinq demi-sœurs qui se retrouvent réunies par des circonstances inattendues. Mireille, Jacqueline, Henriette, Andrée, Jeanne et Rose ont été emmenées vers des foyers d'accueil, de Beaune-la-Rolande à Paris. Chacune des sœurs a sa propre personnalité et ses problèmes singuliers, et au fil de leur connaissance mutuelle, elles apprennent à se soutenir et s'aimer comme de vraies sœurs. Le roman aborde des thèmes de famille, d'identité et de découverte de soi de manière accessible et captivante. La narratrice qui est aussi l’auteure du roman, tente de découvrir qui étaient ces enfants, ces trois cousins de son père qu'elle aurait dû connaître s'ils n'avaient pas été assassinés. Ce qui l'a motivée à écrire le livre, c'est sa curiosité pour ces trois petites sœurs et le fort désir de connaître toute leur histoire.

Ce qui a vraiment attiré mon attention dans ce roman, c'est la façon dont l'auteure a illustré l'histoire d'une manière captivante. J'avais autant l'impression de participer à un cours d'histoire que de lire le journal intime de quelqu'un. Le livre est écrit dans un style autobiographique, ce qui nous donne l'impression de faire partie des événements passés, sans se cantonner à n’être que le lecteur. Ce qui nous laisse touchés au plus haut point par la triste histoire des enfants juifs, et sentir que c’est horrible et que cela ne devrait arriver à personne.

En conclusion, je recommande fortement Les Presque sœurs à tous ceux qui cherchent une lecture touchante et divertissante.

Hala Asali

Université de Petra (Jordanie)

Une Somme Humaine

Makenzy Orcel

Éditions Rivages, 2022 (624 pages)

Tout s’éclaircit à partir de la mort

Makenzy Orcel est un écrivain francophone haïtien, né le 18 septembre 1983 à Port-au-Prince en Haïti. Après avoir publié plusieurs romans marquants tels que Les Immortelles (2010), il nous revient avec la magnifique Somme Humaine.

Au premier abord, le titre qui évoque la quantité et connote une humanité uniformément ressemblante, dépourvue de traits singuliers, donne l’impression qu’il s’agit d’un roman tragique et incite le lecteur curieux à avancer dans sa lecture pour en découvrir davantage.

Le roman décrit l'état d’une seule femme dont la voix évoque celle de toutes les femmes. Mémoires d'outre-tombe d'une femme qui s'est jetée sous les rails du métro, d’une femme sans nom. Nous traçons sa vie, ses sentiments, ses lourdes frustrations et la solitude qui l'accompagne même dans ses plus beaux jours.

« Mourir c'est se métamorphoser, puis renaître, loin de toutes formes de souffrance ou, mieux, accéder à un cycle nouveau, inconnu, qui nous libère de la vie, de la mort, de tout, quoi qu'il en soit, le vivant est trop insensible à ce qui échappe au réel pour comprendre l'immense satisfaction éprouvée par une âme qui n'est plus soumise au calcul du temps… » et « la mort est rupture radicale avec le mensonge du monde, on ne meurt ni bien ni mal » . Un tel extrait nous montre que l'héroïne a subi un traumatisme d'enfance, qui l'a beaucoup affectée, au point qu’elle en perd le sens de la réalité et tente même de se suicider. Car elle a été victime de trop de violences sexuelles et psychologiques. Quand la vie la fatigue, notamment par le truchement d’une famille toxique, elle tente d’y échapper en se remémorant l’homme de sa vie. Mais ce dernier s’est avéré être le contraire de ce à quoi elle aspirait. Toutes ces déceptions amènent le lecteur à se poser des questions : l’amour va-t-il la détruire ou la ranimer ? Pendant combien de temps une femme demeure-t-elle profondément blessée ? Et est-ce que tous ceux qui l'ont blessée valent la vie ?

L'auteur choisit un style non linéaire pour raconter son histoire sous forme de monologue. Mais cette narration peut troubler certains lecteurs dans la mesure où le début n’est pas compréhensible en raison de l’absence d’un incipit bien défini. Cependant, j'ai adoré le rythme, l'univers et l'écriture poétique de l'auteur. Et ce qui a encore plus suscité mon intérêt est le moment où j'ai découvert que l'homme de sa vie porte le nom et le prénom de l'auteur.

Rana Ghassan Ahmad Ahmad

Université de Petra (Jordanie)

Les liens artificiels

Nathan Devers

Éditions Albin Michel, 2022 (336 pages)

''Anti-Moi"

Le roman de Nathan Devers, Les liens artificiels, lauréat du Prix littéraire Goncourt de l’Orient en 2022, met en scène l’un des phénomènes majeurs et en même temps effrayants de la génération actuelle qui est plongée dans la modernité technologique, raison pour laquelle l’auteur a sans doute choisi ce titre pour son livre.

Ce qui ressort dès le début de la lecture de ce livre, c’est que Les liens artificiels est une image du mythe grec Narcisse, un homme très jeune avec un très beau visage qui a été condamné à aimer l’image de son visage au bord de la rivière bleue, jusqu’à ce qu’à la fin, il tombe dans cette rivière à cause de l’épuisement et de la faim et y meurt.

“Julien Libérat bis” s’y noie, comme Narcisse s’est noyé dans la fontaine qui le reflétait. Les liens artificiels est un roman dans lequel un fil invisible relie l’inactivité et la rêverie, où Narcisse est fasciné par le reflet que lui renvoient les écrans magiques, et où la manie du selfie ne témoigne de rien d’autre que de la mort du Moi.

Né le 8 décembre 1997, Nathan Devers est un écrivain et un chroniqueur de télévision française. Normalien et agrégé de philosophie, il a déjà publié des œuvres comme Généalogie de la religion (Le Cerf, 2019), Ciel et terre (Flammarion, 2020, Prix Edmée de La Rochefoucauld) et Espace fumeur (Grasset, 2021) et finalement Les liens artificiels (Prix littéraire Goncourt de l’Orient, 2022). Dans son dernier roman, il choisit de représenter le mirage et le cercle vicieux des réseaux sociaux et d’un monde parallèle.

Selon la thématique des œuvres de Nathan Devers, on se rend compte que la religion et la philosophie occupent une place particulière chez lui.

Nathan Devers est la première génération qui a connu le monde à travers des écrans, une génération ensemble et séparée, une génération plongée dans les liens artificiels, connectée mais cependant toujours menacée par l’ombre de la solitude.

L’auteur a été inspiré pour ce roman d’un phénomène de société actuel. Son intention était de mettre en lumière un monde utopique où tout est possible, un monde également connu sous le nom d’Antimonde ou Planète B, univers qui oscille entre le passé, le présent et le futur et qui est une combinaison de réalité et de virtuel.

Les liens artificiels est un roman d’anticipation dans la littérature française, un roman de science-fiction dont la principale préoccupation est les réseaux sociaux. Ce monde extraordinaire est nommé “Métavers“. En plus, on peut dire que la poésie remplit un rôle très important dans ce livre, pour deux raisons : premièrement, en raison du besoin de la société actuelle de lire de la poésie et deuxièmement, parce qu’il n’est pas possible d’exprimer certains problèmes par des mots mais uniquement par la poésie.

“Julien Libérat bis” a 28 ans, il est un anti-héros (Vangel, conçu sur le modèle rythmique d’« Évangile ») dans l’Antimonde, un pianiste talentueux mais raté, un véritable amant mais cependant séparé de sa bien-aimée et un exclu du monde réel. Après tout cela, il quitte Paris

pour s’installer à Rungis. En raison de tous les problèmes professionnels, émotionnels et familiaux, il pénètre progressivement dans un marécage dont il lui sera impossible de sortir. Un marais appelé “Metaverse” et qui est créé par “Adrian Sterner”, où les perdants du monde réel ont une chance de devenir les stars du monde virtuel.

Moloud Ramezani

Université d’Ispahan, Iran

Une somme humaine

Makenzy Orcel

Éditions Rivages, 2022 (491 pages)

Une somme humaine : Une somme qui retranche la vie

Le roman débute par un incipit choquant où il est question d’une jeune adolescente, issue d’un village français et désirant se suicider, qui nous narre son histoire depuis l’enfance. Cette histoire mettra la lumière sur la diversité de problèmes sociaux actuels et vraisemblables qui prennent place dans ce roman comme le viol, la pédophilie, le racisme, l’homophobie, etc. C’est ainsi que l’héroïne, anonyme jusqu’à la fin du roman, trouve dans la mort un refuge, que ce soit en la souhaitant pour elle ou pour les autres. Avant de prendre cette décision, elle décide toutefois de s’en remettre aux relations humaines, intimes et profondes, qu’elle établit à la faveur des conversations dans les cafés parisiens et qu’elle appellerait « une somme humaine ».

Parmi les thèmes abordés dans ce roman, nous notons en premier lieu la violence sexuelle intra-familiale. La protagoniste a elle-même été la victime d’un viol familial à l’âge de 13 ans. Le traumatisme causé par ce crime nous est transmis à travers ses actes et ses pensées, ce qui l’affectera jusqu’à son dernier jour. Elle reste toujours attachée à tous ceux qui lui montrent un peu d’affection, même si cet « amour » est rarement présent. Ainsi, elle maintient la relation avec son petit ami toxique et n’arrive pas à se détacher de lui malgré sa maltraitance, ses mensonges et ses trahisons. Elle faisait également la distinction entre les personnes qui ne valaient rien pour elle et celles à qui elle accorde de l’importance, appelant ceux qu’elle déteste par le nom de leur profession ou par le lien existant entre eux : « l’oncle », « le drôle de curé », « la pharmacienne ». À l’inverse, ceux qui faisaient naître amour et affection étaient appelés par leur noms, et plus précisément « toi », sa meilleure amie et confidente, « Makenzy » et « Orcel » ses petits amis. On se demande ainsi si elle n’a pas finalement effacé son identité car elle ne se considère pas aussi importante qu’eux. Elle est marginalisée et ne représente au fond qu’un personnage banal dans les vies de ceux qui l’entourent.

Ce roman traite aussi essentiellement de la mort, d’abord par le biais de la pharmacienne du village qui a tué son mari puisque « sa vie avec cet homme était une erreur, mais il n’était pas trop tard pour la corriger ». La mère de la protagoniste cherchait également la mort de sa belle-mère. Dès le début du roman, la mort est représentée comme une issue à tout problème. De même, durant sa vie à Paris, elle visitait les cimetières et s’y promenait pendant la nuit. On lui a même dit qu’elle « fait partie des morts » puisqu’elle est arrivée à s’y promener sans que personne ne s’en rende compte. Ces signes prémonitoires, ainsi que beaucoup d’autres, expliquent son recours à la mort pour évacuer ses problèmes. Elle voyait dans l’éloignement un abri, et c’est ainsi qu’elle a quitté le village où elle vivait pour Paris. Cependant ces problèmes n’ont fait qu’empirer jusqu’à la fin du roman. En effet, l’absence de points dans le roman connote leur caractère infini. Sa vie est dès lors tenue à un seul souffle, sans aucun repos ou pause.

En guise de conclusion, nous dirons que c’est un livre intriguant qui pousse à continuer la lecture, et très réaliste dans la mesure où il illustre parfaitement notre vie sociale actuelle. Ce genre ne plairait peut-être pas à un lecteur qui cherche à s’évader par la lecture. Or il est essentiel de mettre en lumière les problèmes et les obstacles qui entravent et bouleversent la vie des adolescents. C’est toujours un bon pas pour éveiller les consciences.

Habiba Ihab

Université d’Alexandrie (Égypte)

La petite menteuse

Pascale Robert-Diard

L’iconoclaste, 2022 (288 pages)

Le tourbillon du mensonge

C’est le récit d’une adolescente qui s’enfonce dans l’horreur sans pouvoir faire marche arrière, plongée dans un mal-être si profond qu’elle en arrive à commettre l’irréparable.

« Je vais défendre la petite salope. La petite menteuse. Oui, la défendre. » C’est par cette phrase qu’Alice Keridreux, avocate âgée de 50 ans, défend Lisa Charvet, 20 ans, dans son procès devant la cour d’assises. Ce récit qui nous entraine dans une série d’événements en chaine, qui auront amené Marco Lange à passer plusieurs années en prison, nous permet de questionner la justice, mais aussi de nous demander comment la société influence le bien-être de l’individu. N’étant pas a priori « un type bien », quand il est accusé par Lisa Charvet, jeune fille de quinze ans, de l’avoir violée, Marco est vite condamné. Mais voilà que quelques années plus tard, alors que le procès doit être révisé, la jeune fille devenue femme avoue à l’avocate Alice Keridreux qu’elle avait menti. En effet, elle avait créé elle-même de toutes pièces cette histoire pour sauver sa réputation qui avait failli être détruite par une bande de garçons au collège.

Pour comprendre l’histoire, il faudra remonter le temps et revenir au moment où Lisa n’était simplement qu’une adolescente au collège. La puberté l’a changée d’un seul coup, et voyant que tous les garçons l’admiraient, elle consentit à leurs avances. Une vidéo compromettante finit par circuler et l’inquiétude de la voir se répandre déstabilise profondément la jeune fille, au point de déclencher une anorexie et un changement d’attitude remarqué par certains de ses professeurs. Pour se sortir de cette situation délicate et aidée en cela par un entourage complice et manipulé, elle raconte à son amie Marion qu’elle a été violée. Celle-ci passe ainsi d’un statut de coupable d’être « la salope » du collège à un statut de victime qui a été violée, précipitant ainsi l’innocent Marco en prison.

« Le collège, c’est la guerre. Héros un jour, paria le lendemain. On s’allie, on se trahit, on négocie, on se réconcilie. Et on recommence. Un qui-vive permanent. Aucune victoire n’est jamais acquise. Toutes les gloires sont éphémères. Celle-là même à qui on a juré une amitié à la vie et à la mort vous sacrifie sans état d’âme à une autre qui semble soudain mieux en cours. »

Pascale Robert-Diard, qui est une brillante chroniqueuse judiciaire, décrit très bien cette période très instable de la vie, pleine de promesses mais aussi de dangers ; elle sait nous faire vivre les limites humaines d’une enquête et d’un processus judiciaire. Elle nous permet de nous interroger sur le fonctionnement de la justice et l’impact que peuvent avoir des décisions sur la vie des gens. En effet, elle formule un questionnement incontournable sur la valeur de la vérité, sur l’importance du doute et du jugement. Mais avant tout, c’est un roman sur l’adolescence et le mal-être, l’adolescence et la sexualité, l’adolescence et l’ennui, l’adolescence et le mensonge, l’adolescence et le besoin d’être aimé – quitte à accepter les pires humiliations. Pour le personnage de Lisa, seul le statut de victime lui permet d’être aimée, considérée, entourée.

Ce n’est donc pas seulement un roman sur le viol et sur l’injustice, c’est aussi le roman d’une jeune fille qui sombre dans un tourbillon de mensonges dont elle ne peut s’extraire, et qui ne peut plus revenir en arrière. Un roman qui montre que la victime n’est pas toujours celle que l’on croit mais qu’il peut exister deux victimes dans une affaire. Un roman puissant qui témoigne du fait que c’est parfois la société qui est coupable.

Dania Darwich

Université Saint-Joseph, Beyrouth

La vie clandestine

Monica Sabolo

Éditions Gallimard, 2022 (320 pages)

La vie clandestine : Au plus près de soi

"C'était un bon sujet. J'allais écrire un truc facile, et spectaculaire, rien n'était plus éloigné de moi que cette histoire-là".

La romancière traverse une période stressante, troublée et pleine de doutes. Se trouvant complétement perdue dans ses pensées, ne trouvant plus son refuge ni du plaisir dans l’écriture, elle s’enfonce dans un désespoir absolu.

L’auteure cherche alors à échapper à son égarement quotidien et décide de se mettre à écrire quelque chose de pratique, de « spectaculaire » dit-elle, quelque chose qu’elle pourrait peut-être vendre. Elle prend alors le parti de parler de crime – c’était un bon sujet, et rien n’était plus éloigné d’elle que cette histoire-là. Voilà un roman qui ne peut ressembler à son propre passé.

La narratrice se lance aussitôt dans une enquête où elle est confrontée à la violence radicale, assumée, du terrorisme. Son projet commence cependant progressivement à devenir plus compliqué que prévu : "Je me suis fourrée dans un sacré merdier. Cette histoire est bien trop complexe. Je n'arrive pas à me faire d'opinion ni sur les êtres, ni sur leurs actes".

Petit à petit, sans qu’elle le réalise, le roman commence à lui ressembler. Elle découvre en effet qu’il la conduit contre toute attente à sa propre vie, qu’il la mène vers sa propre vérité, en faisant remonter pour elle les secrets d'une famille où la clandestinité est un sport national. Elle commence par le lier à sa propre naissance, clandestine elle aussi. Car elle est le fruit d'une liaison que sa mère a eue à Milan, à la fin des années soixante, avec un homme marié.

Son père biologique ayant abandonné sa mère dès qu’elle lui a révélé sa grossesse, elle est ensuite adoptée à l'âge de trois ans par le mari de sa mère, Yves S., expert célèbre en art précolombien. Un autre secret lié à la peur et à la clandestinité remonte en elle en cours d’écriture : les abus que lui fait subir ce beau-père…

À présent, la romancière commence à interroger la question du crime dans son roman et celle de la culpabilité et du pardon, son père n’exprimant ni regret ni culpabilité. "Ce genre de chose arrive tout le temps, dans les familles", lui dit-il quelques années plus tard, quand elle ose en parler." C'est très courant", insiste-t-il après lui avoir lâché un vague "pardon". En se frottant à la violence radicale, assumée, du terrorisme, la narratrice met à jour celle qu'elle a subie, vécue, plus hypocrite, plus compliquée à identifier. "Serait-il possible que l’Histoire ne parle en vérité que de nous-mêmes ?" s'interroge Monica Sabolo.

La narratrice approche au plus près les membres d'Action directe, rencontre même Nathalie Ménigon et dresse des portraits humains de ces gens qui, dans leur jeunesse, ont fait le choix de lutter contre le système, allant jusqu’au meurtre pour défendre leurs idéaux.

Ces êtres, qui "se promènent comme elle dans les souterrains du monde", sont devenus pour elle un refuge, mais jamais elle ne justifie leurs actes. "Je ne sais toujours pas qui ils sont, tous, mais je dois faire face à une idée troublante : entre eux et moi, un lien se tisse. Ils ne me sont pas aussi étrangers que je le voudrais", remarque la narratrice, qui craint de les comprendre, ou même, à certains égards, de leur ressembler.

Alors peut-être que c’était le moment de se raconter. En replongeant dans ses documents, dans les méandres des dates, elle a rappelé à son esprit des moments du passé qui s’étaient presque évaporés de sa mémoire, cachés par le surmoi et les émotions profondes. Le silence, l’obscurité, la vie clandestine des uns ont rouvert des tunnels cachés, ont fait retentir les silences d’hier, les échos du passé perdu, ont résonné avec l’absence et souligné les non-dits qui ont pavé sa propre route. Un roman qui incite le lecteur à réveiller, à son insu, son propre passé enfoui. Au fil des pages, il partage la peur, le désespoir, l’espoir parfois, la révolte et la curiosité de la narratrice. C’est toute la force de la littérature, de ses mots qui libèrent. Au final, Monica Sabolo nous embarque dans une aventure pleine d’émotions inattendues.

Joudi Mallah

Université Saint Joseph de Beyrouth (Liban)

La Vie clandestine

Monica SABOLO

Éditions Gallimard, 2022 (320 pages)

Une conquête brumeuse inopinée

Sabolo, auteure inégalable, taille dans ce récit une histoire qu’elle voulait éloignée d’elle-même et qui, contre toute attente, revient à être une histoire qui lui est intime, le moment où se déclare bel et bien son émoi familial.

Journaliste et romancière française, Monica Sabolo grandit en Suisse. Elle débute sa carrière comme journaliste pour un magazine en ligne français, Mer et Océans. Ensuite, elle passe à la rédaction dans les magazines Voici et Elle. Grâce à son talent, elle y est en effet devenue rédactrice en chef. Elle rédige sept œuvres dont Summer, finaliste du Prix Goncourt des lycéens et du Prix du Roman des étudiants France Culture - Télérama.

A priori, le titre du roman La vie clandestine permet au lectorat de se faire une idée du contenu du roman. S’agirait-il du recollement d’un passé perdu ou de la découverte de secrets pénibles enfouis ? S’ouvrant sur un prologue exclusif et biscornu, le roman décrit l’autrice qui cherche à commander sur eBay « une buse naturalisée avec une queue tordue juchée sur une branche ». Elle pensait à un nouveau sujet pour son livre et avait en tête de composer une histoire où elle serait totalement impartiale. En fait, l’assassinat de Georges Besse, annoncé par une émission radiophonique, a aimanté son attention. Dès lors, elle mène de nombreuses enquêtes, fouillant dans un passé enfoui pour reconstituer le drame.

Munie d’un style souple, Sabolo tisse en parallèle deux histoires enchevêtrées fort distinctes. C’est en menant une enquête sur un groupe de terroristes, Action Directe, que son propre passé ressurgit. Il est important ici de mentionner que cette quête lui pesait beaucoup, d’autant plus qu’elle n’arrivait pas à comprendre comment ces gens pouvaient tuer avec autant de sang-froid. Toujours dans la lancée de son désir de comprendre le pourquoi, elle rend visite à Ménigon et Aubron – membres d’Action Directe – condamnées pour leurs crimes.

Derrière cet intérêt se cache cependant le vrai motif qui surgit petit à petit, à partir du moment où l’autrice commence à relater son histoire familiale. C’est en effet par une introspection qu’elle plonge le lecteur dans les tréfonds de son moi : désintérêt envers ses parents, haine éprouvée à l’égard de son père ou plutôt de ses visites matinales dans sa chambre…

Il est indubitable que le tissage des deux histoires semble absurde. L’on se demande pourquoi Sabolo voulait raconter à tout prix la vie clandestine d’Action Directe et sa propre vie. En effet, l’auteure s’y interroge sur le crime, le regret et le pardon. Les membres d’Action Directe, et surtout les deux femmes, regrettent-ils leurs actions ? Quant à son père, a-t-il jamais regretté son acte ? Avec beaucoup de précisions, elle peint ses sentiments vis-à-vis de la bête humaine qui agit sans remords, sans même avoir une seule pensée pour ses victimes.

Tout compte fait, voilà un roman poignant et émouvant, englobant à la fois documentation, rétrospection et introspection. Monica Sabolo, par son écriture incandescente, sonde les pensées profondes de l’être et trace les actes diffamants d’un père ainsi que d’une bande de terroristes.

Sara KHALIL

Université Libanaise, section 3 (Liban)

Les Liens artificiels

Nathan Devers

Éditions Albin Michel, 2022 (336 pages)

La toxicomanie des pixels

« J’ai sauté de la vie où j’étais déjà mort

Le projet était beau comme il s’est gangrené »

Nathan Devers propose à ses lecteurs un exemple navrant de l’aliénation absolue aux écrans dont souffre notre génération. Un jeu vidéo disposant d’un métavers grandeur nature, miroitant minutieusement la réalité, finit par tout valoir aux yeux de Julien Libérat.

Doté d’un style particulièrement simple, notre écrivain ne manque pas de faire preuve d’un esprit inouï épousant le contemporain. Né en France le 8 décembre 1997, il poursuivra ses études à l’École Normale Supérieure. Aujourd’hui écrivain et chroniqueur de télévision, Devers est aussi titulaire d’une agrégation de philosophie, un domaine qui l’a toujours fasciné. À vingt-cinq ans seulement, il a déjà publié quatre écrits qui sont de loin passé inaperçus dans la littérature de l’époque. Pour Ciel et Terre (Éditions Flammarion), il reçoit honorablement le prix Edmée de Rochefoucauld tout en remportant pour les autres un admirable succès. Nous discernons dans ses romans un certain savoir mystique qu’il cherche à diffuser avec une légèreté de plume qui lui est propre. Toutefois, la thématique de la recherche de l’ailleurs, de l’être lassé du monde chaotique, demeure sa signature la plus évidente.

Les liens artificiels est son livre le plus récemment publié, au printemps 2022, chez Albin Michel, et il est élu Choix Goncourt de l’Orient 2022. Avant toute lecture, c’est surtout la couverture expressive de l’ouvrage qui capte notre attention : un écran collé sur une toile de Nicolas Poussin, reflétant l’image du fameux Narcisse ; les pixels formant une surface dont ce dernier ne peut pas non plus détourner le regard. De prime abord, le roman se lance sur le suicide de Julien Libérat. La scène alourdie par le mutisme morbide du protagoniste et intensifiée par une audience colossale, aussi banale que vulgaire, ne laisse pas le lecteur indifférent. En prenant pied sur le dénouement, l’auteur bouleverse tout enchainement chronologique et fait de l’intrigue une analepse éclaircissante, narrant les évènements brouillés qui ont abouti à l’abattement définitif du personnage.

Libérat, dont l’histoire nous est narrée par un narrateur omniscient, ne se montre point hors norme. Ce qui encourage surtout le lectorat, c’est la temporalité actuelle adoptée par l’écrivain : l’intrigue se déroulant en 2021, on n’aura aucun mal à s’associer aux évènements. Secoué par la rupture traumatisante de son couple, il déménage dans un modeste appartement à Rungis. Jeune et ambitieux, il a toujours aspiré à une carrière de chanteur célèbre. Néanmoins, le voilà professeur de piano mal payé, condamné à une vie routinière et disposant d’un talent inestimé. Cet état de torpeur se brise le jour où, en surfant sur internet, il tombe sur la publicité d’une application captivante : un métavers recopiant le monde avec une authenticité surprenante, la

planète calquée dans ses moindres détails. Ce bijou d’Adrien Sterner est censé être une réplique du paradis tel il est conçu dans la Bible : une Jérusalem longtemps recherchée.

Le protagoniste, dissimulé derrière son écran, maintient le choix d’une nouvelle identité : un lui qu’il pourra modeler selon ses caprices. C’est ainsi que Julien Libérat devient Vengel : un avatar au visage laidement déformé menant dans l’anti-monde la vie oisive et luxueuse qu’il a tant rêvée. Il ne tarde pas à quitter son travail pour se dédier à son écran, vivant uniquement à travers son avatar :

Les rôles s’échangent. On donne toute son énergie à une machine, on devient son miroir et c’est elle, désormais, qui détient l’esprit de son détenteur. […] Plus vivante que lui, elle s’empare de son être et le change en mollusque.

Vengel publiera sur les réseaux sociaux du métavers l’un de ses poèmes rédigés dans ce style longtemps inapprécié et s’étonne alors d’être glorifié par les abonnés. En un rien de temps, il devient un grand poète populaire et adoré. Dans ce jeu vidéo, l’univers est tellement à l’envers qu’on a l’impression de lire une fiction littéraire, moins un roman de science-fiction qu’un conte merveilleux. Toutefois, l’essor technologique de nos jours, rendant possible l’avènement d’une telle invention, fait de l’intrigue une œuvre réaliste par excellence. Vers la fin du roman, on imagine Libérat : les pupilles dilatés éternellement adhérés à l’écran, l’œil vague et cramoisi, les gestes robotiques, le dos courbé cassant sa silhouette en deux, les mains crispées sur le clavier, se bourrant le crane de pixels, jusqu’à l’ébriété :

L’homme-zombie se résigne : son cerveau est une clé USB qu’il branche à un ordinateur.

Tout finit par s’écrouler sur une note apocalyptique.

En conclusion, à partir de ce brillant ouvrage, Nathan Devers, au-delà de divertir son lectorat en traitant un sujet non-littéraire et pourtant merveilleusement exécuté, tire la sonnette d’alarme contre la déchéance du siècle. Derrière le suicide de Julien Libérat, se profile le tableau séculaire de l’homme dévoré par la machine. Hâtons-nous, alors, de trancher les fils du fantoche !

Joanne TARTAK

Université Libanaise, Section 3, Liban

 

 

 

 

 

  

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

   

 



 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 




    

 

 

 

 

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